ISSN 2271-1813

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Lettres et documents relatifs à Wagnière

 

Cette page présente des documents non signalés ou inédits concernant Wagnière.

Jean-Louis Wagnière (1739-1802) est le dernier et le plus connu des copistes et secrétaires de Voltaire. Il le servit pendant vingt-quatre ans (1754-1778), principalement dans les emplois d’écriture (copie et comptes), mais aussi, après 1760, dans des tâches de régie, d’intendance et de représentation, qui l’illustrèrent peu à peu sur la scène de Ferney, l’affection du Patriarche aidant, comme «le petit Jean-Louis», puis «le fidèle Wagnière». Il survécut longtemps à «[s]on bon maître» – vingt-quatre ans encore – en se glissant avec bonheur dans la figure émouvante et digne de «l’élève», du témoin sûr et privilégié. Associé au premier projet d’une édition des Œuvres complètes porté par Panckoucke (1777), il s’en trouva écarté après que Beaumarchais eut repris l’affaire à son compte (1779) pour en faire «l’édition de Kehl», avec Condorcet et Decroix comme rédacteurs. Chargé d’installer à Saint-Pétersbourg la «bibliothèque patriarcale» achetée par Catherine II, Wagnière en revint gratifié d’une pension qui le libéra de tout service et de tout emploi (1780). Il se consacra dès lors à sa famille, à ses affaires et à la mémoire de son ancien maître, entre Ferney où il vécut en notable, Genève où il avait ses habitudes et Paris où il fit deux séjours en 1781 et 1787. Il rédigea pour ses protecteurs, dont Grimm, le prince Henri de Prusse et plusieurs seigneurs russes, des souvenirs et des anecdotes sur Voltaire. Il détesta ouvertement Mme Denis, la nièce héritière, l’accabla de ses griefs personnels et voulut la rendre odieuse à la postérité. Il réunit et collectionna des vestiges voltairiens, examina et rectifia des voltairiana incertains, annota pour Catherine II une partie de l’édition de Kehl et finit par s’attribuer, outrant les droits de l’empathie, un texte non signé de Voltaire, un sommaire de sa vie, le Commentaire historique sur les œuvres de l’auteur de la Henriade (1776), qu’il chercha à republier sous son propre nom. Il fut officier municipal de Ferney, puis en devint maire pendant quelques mois, sous la Révolution. Il mourut sans avoir vu réaliser un «Supplément» aux Œuvres complètes auquel Decroix avait su l’intéresser. Les célèbres Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière, ses secrétaires, l’une des bases historiques de la connaissance de Voltaire, sont largement issus des écrits et des travaux de Wagnière, revus par le même Decroix en collaboration avec Beuchot (1826).

Wagnière a fait l’objet en 2005 et 2008 de deux ouvrages signés par Christophe Paillard (voir ci-dessous) et plus récemment, à l’initiative du même auteur, d’un site spécifiquement dédié: https://sites.google.com/site/jeanlouiswagniere: on trouvera commodément dans ces travaux les références de base et des données de tous ordres concernant la vie de Wagnière, ses activités, ses écrits, son image et son renom jusqu’à nos jours.

La présente mise en ligne de documents inédits ou inconnus vise trois objectifs:

– étendre un espace de savoir déterminé, indéfiniment perfectible;

– contribuer à la réflexion qu’appelle la production ouverte de telles données;

– illustrer, sur ce cas exemplaire de l’extrême dispersion des archives et des sources voltairiennes, l’intérêt et le besoin d’enquêtes collectives organisées.

Deux abréviations sont utilisées pour renvoyer aux travaux de Christophe Paillard:

Paillard-2005, suivi d’un numéro, pour l’ouvrage intitulé Jean-Louis Wagnière ou les deux morts de Voltaire. Correspondance inédite (Saint-Malo, Éditions Cristel, 2005), qui réunit 254 éléments numérotés de 1 à 254;

Paillard-2008, suivi d’un numéro, pour l’ouvrage intitulé Jean-Louis Wagnière, secrétaire de Voltaire. Lettres et documents (Oxford, SVEC 2008/12, Voltaire Foundation, 2008) qui réunit sous l’appellation «correspondance» 373 éléments numérotés de 1 à 373.

Une référence double renvoie à un document présent dans les deux sources, mais avec un texte qui peut être différent, complet ou coupé, revu ou non, et diversement éclairé par les contextes respectifs des deux ouvrages.

Les documents seront présentés ici dans l’ordre chronologique et sans numérotation, pour permettre l’insertion d’autres éléments. Les renvois internes seront indiqués par la date ou l’intitulé du document.

Les textes sont reproduits dans leur graphie d’origine; le signe / marque un saut de page ou de recto à verso.

L’appareil critique est en principe réduit à deux rubriques: l’indication des sources et une explication sommaire du contexte – sauf cas particuliers appelant un commentaire général ou des réflexions de méthode.


[Charles-Frédéric-Gabriel Christin, Simon Bigex et Jean-Louis Wagnière]

à made Duchêne Libraire à Paris

du 29e mars 1769 à Ferney

Monsieur De Voltaire ne peut vous écrire, Madame, au sujet du livre intitulé La France littéraire, imprimé chez vous avec l’aprobation signée Philippe Du Preto, et privilège du Roi. il est actuellement à son dixieme accez de fievre, et ne sera de longtemps en état de parcourir vôtre catalogue. mais nous remplissons nôtre devoir en vous avertissant que son article est rempli des plus infames calomnies que ses parents et ses amis ne doivent pas tolérer, et que les magistrats ne doivent pas laisser impunies.

Nous passons sous silence les conseils à Mr Racine, dont l’auteur est assez connu; et le tombeau de la Sorbonne, platte satire d’un auteur du païs Latin. nous n’insistons point sur le ridicule de placer le tombeau de la Sorbonne à côté du siecle de Louis 14.

Il est fort impertinent, sans doute, de lui imputer la brochure intitulée projet aussi utile aux sciences qu’aux Lettres, qu’on sait être d’un avocat de Troye, et qui assurément ne peut être de Mr De Voltaire.

Nous n’avons jamais entendu parler non plus que lui de la Lettre de Charles Gouju à ses frères.

Le Dictionaire philosophique n’est point de lui; c’est un / recueil de plusieurs auteurs, et cela est si vrai que plusieurs articles sont tirés mot à mot de l’enciclopédie.

Zapata, ou questions d’un bachelier, sont un livre infâme imprimé en hollande.

Le tableau philosophique du genre humain est un misérable livre de hollande.

Le Catécumêne est une plaisanterie aussi sacrilège que ridicule, où l’on porte l’impertinence jusqu’au point d’introduire un voiageur tout étonné de voir des temples.

Le Diner de Mr de Boulainviliers est d’un auteur semblable. de tels ouvrages sont capables d’attirer à leur auteur et à ceux qui les débitent, les punitions les plus éxemplaires. c’est un délit d’en annoncer les titres, et c’est un crime de les imputer à un officier du Roi.

Si vous ne faites pas sur le champ, Madame, mettre deux cartons l’un à la page 430 et l’autre à la page 431 du premier volume; si vous ne retranchez pas à la page 164 du second volume, ces mots, Le Catécumêne par Monsieur De Voltaire; si vous persistez (vous qui imprimez la henriade et ses Tragédies) à le calomnier par des imputations si criminelles; si vous ne lui envoiez pas sur le champ le carton que nous vous demandons, nous serons obligés de presenter / requête à Monsieur le chancelier et à Monsieur le Lieutenant de police. De plus, Monsieur son neveu conseiller au parlement, et qui est actuellement de la chambre de la Tournelle, fera une descente chez vous, et ne laissera pas un tel ouvrage impuni.

au château de ferney le 29e Mars 1769

Bigex Wagniere <Sr de mr dev>

Nous ne vous imputons pas sans doute, Madame, les horribles calomnies dont nous nous plaignons; mais nous ne doutons pas que vous n’en fassiez sentir l’horreur et le danger à celui qui les a rédigées.

nous joignons icy le carton nécessaire /

[Texte joint]

Voltaire (François Marie) gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, de l’académie française, de celles de la Crusca, de Londres, de Boulogne etca La henriade avec les notes et les variantes recueillies par l’abbé Langlet. Les Tragédies d’œdipe 1718, de Mariamne 1720, Zaïre 1731, Adélaïde du Guesclin 1734, Alzire 1736, Zulime 1740, La mort de César jouée d’abord au collège d’Harcourt et ensuite au théatre public 1741, mahomet 1742, Mérope 1743, Oreste 1749, Rome sauvée 1750 [L’orphelin de la chine 1755 ajouté en marge] Tancrede 1760, olimpie 1764, Les Scythes 1767, Le Triumvirat 1767.

Les Comédies, L’indiscret 1725, L’enfant prodigue 1736, La princesse de navarre Comédie ballet pour les noces du dauphin 1745, nanine 1749, L’Ecossaise 1760, L’écueil du sage 1762.

Comédies de societé qui n’ont point été jouées: La comtesse de Givri, la femme qui a raison, La prude, Socrate.

Opera, Pandore, Samson, le Temple de la gloire.

Histoires. Essai sur l’histoire générale de l’esprit et des mœurs des nations. Histoire de Charles 12. Histoire de l’Empire de Russie sous le Czar Pierre le grand. Histoire du siecle de Louis 14 et de Louis 15. La philosophie de l’histoire et plusieurs ouvrages rélatifs à cet objet.

Plusieurs mélanges de Littérature, de philosophie et d’histoire, dans lesquels on trouve Zadig, le pauvre diable, / le Russe à Paris, plusieurs contes allégoriques, et une grande quantité de pieces fugitives.

BnF, F 12973, f. 50-53, copie de lettre (f. 52-53r), seconde copie (f. 50) et texte joint pour un carton (f. 51), le tout de la main de Wagnière, sauf pour les signatures de Christin et Bigex au bas de la première copie, qui sont autographes (f. 53r), et pour les trois noms reportés sous la seconde copie, qui sont de la main de Bigex (f. 50v). La première copie apparaît comme une sorte de minute légale de la requête – dont l’original est perdu. La seconde copie présente de menues différences graphiques et n’inclut pas le post-scriptum. Au f. 53v, la mention <Sr de mr dev>, qui suit la signature de Wagnière, a été visiblement ajoutée après coup; on peut l’identifier comme de la main même de Wagnière. Au f. 48 du volume, une notice à l’encre rouge, venue d’un marchand ou d’un collectionneur, décrit cet ensemble dans les termes suivants: «Lettres adressées à Mme Ve Duchene, libraire[,] par les trois secrétaires de Voltaire relativement à certains ouvrages satiriques imputés à ce grand homme. [alinéa] Ces lettres sont écrites de la main de Wagniere, 1er secrétaire de Voltaire. Les détails biographiques que ces Messieurs donnent sur le vieillard de Ferney sont fort intéressants.»

Avant d’intéresser Wagnière, le document vient d’abord combler une lacune dans la correspondance de Voltaire: c’est la lettre D15546, numéro vide décrit par Besterman d’après un catalogue de 1849, auquel répond la notice du f. 48 dans la source. Deux lettres voisines de la Correspondance éclairent les craintes de Voltaire sur l’imprudence de la veuve Duchêne, sa défausse du «dixième accès de fièvre», son choix de l’intimidation indirecte – plainte domestique, carton réparateur et menace de visite, le tout cachant la main, mais ni le savoir-faire ni le style –, puis la résipiscence et les excuses de la libraire, aussitôt saluées par une lettre de pardon: voir D15568 et D15581. Le dernier écho de l’affaire sera pour Mme Denis, trois semaines plus tard: «Il est inutile à présent que mr d’Hornoy passe chez la veuve Duchesne, elle a entièrement réparé sa faute» (D15596, 17 avril 1769). Le moment venu d’inclure cette nouvelle lettre dans la correspondance, il faudra en préciser les données, entre autres de librairie et de bibliographie – les complications de la dualité, donc de la duplicité des carrières mêlées de Voltaire, l’officielle et la clandestine.

Il s’agit ici d’intégrer le document à la sphère Wagnière, en distinguant bien les rôles des trois signataires. Le rôle de Christin se déduit du contexte: juriste, avocat, sa signature garantit par avance, si l’on cherchait noise au pauvre auteur compromis, la qualité, la portée, la bonne foi d’une plainte à laquelle il s’associe en y mettant le premier son nom. Dans l’exécution, c’est Bigex qui a le rôle moteur, comme on le vérifie par la lettre qui clôt l’affaire: c’est lui qui la rédige, c’est lui qui la signe, seul cette fois (D15581). Il l’a écrite par délégation, mais sans s’astreindre aux formes de service, en investissant tout le champ du discours, comme on lui en a d’évidence laissé la liberté – il avait carte blanche, comme on dit. Reprenant l’affaire de haut, il évoque la surprise du catalogue fautif arrivé pendant «la maladie de Monsieur de Voltaire», l’indignation de l’entourage (il dit: «mes amis et moi »), la lettre commune et l’exigence d’un carton: «Tout sera réparé très aisément au moien d’un carton tel que celui que je vous ai envoié »; aux sentiments de «satisfaction» et de «reconnaissance» partagés à Ferney (il dit: «Monsieur de Voltaire et nous »), il ajoute, avant de signer, l’hommage qu’il sent devoir à «Madame la Veuve Duchene» – «en mon particulier», écrit-il. Tout cela signale un statut établi: celui du secrétaire – on sait que Bigex en eut la capacité et l’emploi, comme Wagnière, auprès de Voltaire.

L’adjonction de la qualité <Sr de mr dev> à la suite de la signature de Wagnière, formulation si bizarrement abrégée, ne doit pas faire illusion: elle est ultérieure, elle ne tient pas à la valeur intrinsèque de l’acte. Wagnière apparaît sur le moment comme le second de Bigex. Il a la compétence et l’éminent talent de la main : c’est à ce titre qu’il a réalisé les copies (sans doute aussi la requête envoyée). Christin écrivait comme un chat; l’écriture de Bigex est déliée, preste, élégante, mais n’a pas cette application ornée qui dans l’occasion donne à celle de Wagnière, avec sa lisibilité impeccable, immédiate et facile, un graphisme plus formel – voire un air officiel. On pourra toujours attribuer à Wagnière, si l’on y tient, un statut d’«assistant qualifié» (Paillard-2008, p. 12), mais en relativisant les déclinaisons du terme selon les moments et les occasions: Bigex, incidemment peut-être, a ici le pas sur lui (donc au-delà du printemps 1768, terme fixé dans Paillard-2008, p. 14, n. 90); de même Durey de Morsan, authentique secrétaire lui aussi, dont l’arrivée et l’entrée en fonction étaient alors proches (avril 1769), ne sera pas non plus a priori le second de Wagnière. Sans doute faut-il regarder l’atelier d’écriture de Voltaire, en particulier dans les années Ferney, comme un groupe ouvert, évolutif, de synergie souple et mobile, en se gardant soigneusement de toute héroïsation rétrospective comme des téléologies illusoires.

Une histoire générale de la collection voltairienne de Wagnière sera-t-elle tentée un jour? On peut se demander si ce petit dossier Duchêne de 1769 ne lui revint pas plus tard en propre, on ne sait quand ni comment. On s’expliquerait qu’il ait pu prendre plaisir à s’approprier après coup, prolongeant le paraphe, la fonction noble: <Sr de mr dev>. Sans doute portait-il cette qualité et ce devenir en lui, même sans statut formalisé. Mais au bas de cette seconde copie dressée par Wagnière, c’est Bigex encore qui a reporté de sa main les noms des signataires associés au service du «patron», comme ils disaient entre eux.

On peut signaler, en passant, qu’un des tout derniers écrits publics de Voltaire présentera sous un jour analogue les trois noms de Christin, de Wagnière et d’un autre familier, Durey de Morsan cette fois, réunis pour certifier, en tête du livre, l’exactitude de sa documentation biographique: il s’agit du fameux Commentaire historique publié à l’automne 1776. Assez curieusement, Durey de Morsan y figurera en qualité d’«avocat» tout comme Christin (et il l’était aussi): ce dispositif laissait à Wagnière, par implication, le rôle exclusif du «secrétaire» préposé à la rédaction du texte – lui ouvrant le risque inouï, qu’il allait malheureusement prendre, profitant du flou des apparences, de s’en dire et faire accroire l’auteur.


Jean-Louis Wagnière à Gaspard Henry Schérer

A Paris, chez Mr le Mis de Villette quai des Théatins. 5e Juin 1778

Je ne me trompais pas, Monsieur, en voiant la quittance de mon cher maître, de mon ami, de mon père, lorsque j’eus l’honneur de passer chez vous il y a aujourd’hui huit jours, de dire que c’était un homme perdu. hélas je l’ai trouvé mort à mon arrivée, et nous n’avons pas eu la consolation de nous revoir l’un l’autre. il mourut samedy à onze heures du soir.

Made Denis sa niece qu’il a fait son héritiere, m’a chargé de vous prier de m’envoier le compte général de Mr de Voltaire jusqu’à aujourd’hui. je pense qu’elle retirera de chez vous ce que vous resterez devoir.

J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur

Wagniere

[adresse] À Monsieur / Monsieur Sherer, banquier / À Lyon

BnF, NAF 24336, f. 526-527, f. 526r pour le texte (autographe), f. 527r pour l’adresse, les deux autres pages blanches. Cachet de cire noire. Tampon de poste rouge: un <P> majuscule inscrit dans un triangle. Mention de réception et de classement au coin supérieur droit du f. 527r: < Paris 5 juin 1778 / Wagniere / R[épondu] 9es >. C’est la dernière pièce de ce volume entièrement consacré à la correspondance de Voltaire avec son banquier Schérer établi à Lyon.

Pour les circonstances et le passage de Wagnière à Lyon, voir D21217.

On n’a pas trace de la dernière quittance de Voltaire, dont l’écriture ou la signature altérée aura pu susciter chez Wagnière, à simple vue, le plus sombre des pressentiments.

C’est ici le premier écho de la mort de Voltaire sous la plume de Wagnière, une sorte d’étymon de sa Relation du dernier voyage de M. de Voltaire à Paris, et de sa mort, qui évoquera leurs liens, leur dernière séparation et son pathétique retour à Paris, où l’attendait le choc, à l’arrivée, de la disparition de son maître. La mise en œuvre est déjà fatalisante, mais d’une sobriété encore contrôlée. Les affects dominants, sensibles à la lecture, sont de service, d’autorité, d’importance: auprès de la nièce héritière, un avenir possible semble tracé pour un «Wagnière» qui représente ici ses intérêts, dans un premier acte décisif de liquidation de compte.

La signature est ample et ferme, d’un caractère plus grand que le texte.


Marie-Louise Denis à Jean-Louis Wagnière

[8 ou 15 juin 1778]

je crois Mon cher vaniere quil serait apropos de faire donner a Mr dalember une copie de la lettre <de rayé> écrite a l’evesque de trois [Troyes] [.] tachez de le voir et dites lui que je reviens a paris geudi et que je demeurerez chez Mr de Savalete jusqua ce que jaille a la campagne et que jespaire le voir a / mon arrivée. je te prie de faire un tour a ma maison pour la faire avancer.

Si ma breline arrivait avant moi il faudrait faire mettre tous les balots dans la nouvelle maison ou bien dans un maguazin que je loue et que Mr Denis vous indiquera [.] cela serait peut etre plus sur que dans cette maison ou il y a encor bien des ouvriers. il faut y installer / le portier et le faire habbiller en noir sur le champ[.]

adieu Mon cher ami a geudi[.] vous scavez que je vous suis attachée pour la vie[.]

Denis

ce lundi matin

j’espaire que Moran f[ils] netoie l’appartement de Mr Clos et qu’il sera tres propre a mon arrivée[.]

[adresse] A / Monsieur / Monsieur Vaniere chez / Madame la Marquise de Villete / Quay des Théatins / A Paris

BnF, Naf 24339, f. 91-92, original autographe (f. 91-92r), sans indication de lieu ni de date; adresse d’une autre main (f. 92v); traces d’un cachet de cire noire.

Cette lettre a été publiée, il y a un bon demi-siècle, dans Jean Stern, Voltaire et sa nièce Madame Denis, ouvrage apparemment plus mentionné que lu (Paris-Genève, La Palatine, 1957) – elle y est imprimée (p. 277) avec quelques menues erreurs et omissions. Sur des indices non précisés, Stern l’introduit par ces mots: «Au début de juin, la nièce de Voltaire passait quelques jours à Boulogne dans la propriété du libraire Panckoucke».

La «lettre à l’évêque de Troyes» est une justification qu’avait dû fournir le prieur de l’abbaye de Scellières, dom Potherat de Corbierre, pour avoir pris l’initiative de donner un enterrement chrétien à la dépouille de Voltaire, déposée dans l’église du monastère par son neveu Mignot, abbé du lieu, après l’interdit de sépulture prononcé à Paris – les faits sont bien connus. Datée formellement du 3 juin mais peut-être antidatée, cette lettre justificative de statut privé circula dans Paris après la mi-juin; d’Alembert, comme défenseur de la mémoire et de l’honneur du Patriarche dans cette agitation cléricale, a dû l’avoir plus tôt: d’où la datation proposée, croisant l’indication «lundi».

On note que Mme Denis a probablement déjà quitté l’hôtel des Villette et qu’elle semble flotter entre plusieurs lieux; mais elle écrit encore quai des Théatins, d’où Wagnière suit ses affaires courantes: on peut expliquer cette situation par la vive contestation survenue au lendemain de l’autopsie de Voltaire au sujet du sort réservé au cœur, dont le marquis de Villette s’était indûment emparé contre les vœux de la famille – l’adresse de la lettre est seulement à la marquise. Voir Voltaire en son temps, t. II, p. 625-631.

«M. de Savalette», chez qui Mme Denis allait demeurer quelque temps, était beau-frère de son neveu le président d’Hornoy. Selon Stern, il habitait «rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Roch» (p. 277, n. 3).

Quant à la «nouvelle maison» où Mme Denis allait entrer, sise rue de Richelieu, elle avait été achetée par son oncle, le 30 avril, au moyen d’un contrat viager sur leurs deux têtes: elle n’était pas encore habitable – une lettre émouvante réapparue récemment montre que Voltaire en avait lui-même conçu l’aménagement intérieur (CV 9, 2010, p. 231).

En combinant ces données, on se représente aisément Wagnière dans un devenir tout tracé d’homme de confiance de Mme Denis, informé de ses intérêts, chargé de ses commissions, avec autorité sur le reste de la maison. Un compte dressé le 18 juin 1778 et réglé le même jour par Mme Denis y correspond parfaitement: voir Paillard-2005, no 9. Le tutoiement incident («je te prie de faire un tour a ma maison») s’inscrit dans un ancien usage de liens de service établis sur des bases familiales: il semble que Voltaire aussi tutoyait parfois «le petit Jean-Louis». La formule finale anticipe le sort indéfiniment heureux d’un domestique familier et favorisé.


Marie-Louise Denis à [Jean-Louis Wagnière]

[juillet 1778?]

[?] Je crois que vous feriez bien de commencer par paÿer Le Curé[.] Il faut lui donner deux mille francs pour lui et trois cent livres pour ses pauvres.

Vous lui ferez mille tendre compliment de ma part.

J’ai ecris a M. De Beaumont de me donner mes dix mille écus, j’ai ecrit aussi a M. Candolle pour me paier aussi; et je vous prie de passer chez eux pour les presser car M. De Beaumont rechigne.

On va faire un emprunt en rente viagere[.] je ne / doute pas qu’il ne veuille se servir de mon argent pour faire des speculations; pour moi j’ai des dêtes a païer dont je suis embarassée.

BnF, Naf 24343, 85r-v, original, main de Morand, sans indication de date ni d’adresse. Texte incomplet ou post-scriptum d’une lettre perdue, sur une bande de papier découpée d’un support inconnu.

Cette pièce semble avoir échappé à l’attention de Christophe Paillard dans son exploitation extensive de la dernière archive du Ferney voltairien (Paillard-2005). Le premier rapport envoyé par Wagnière à Mme Denis à son arrivée au château est du 30 juin 1778 (Paillard-2005, no 7); l’ultime note adjointe à son «solde général» est du 21 mai 1779 (no 152).

Il s’agit ici de deux objets liminaires des affaires multiples et complexes que Wagnière se vit successivement confier. Les dons au curé de Ferney, Pierre Hugonet, entraient dans l’exécution du testament de Voltaire; les capitaux placés par Voltaire chez Beaumont et chez Candolle, banquiers de Genève, devaient en être retirés pour faire de l’argent frais. Les deux opérations étaient liées: «il faut que je paye votre legs [8000 francs dus à Wagnière], le Curé, et je ne peux pas vous envoyer d’argent de Paris, il faut donc rassembler ce que nous avons à Ferney» (Paillard-2005, no 52, Mme Denis à Wagnière, 26 août 1778). Les choses traînèrent pendant plusieurs mois: pour le paiement du curé, voir Paillard-2005, no 7, 13, 20, 52, 59, 90, 96 et 98; pour les retraits chez Candolle et Beaumont, voir les no 76, 79, 90 et 98.

Le 3 novembre 1778, Wagnière écrira enfin à Mme Denis: «Le curé, les pauvres [?] sont payés» (no 98) – mais il y avait employé d’autres fonds, les démarches de banque n’ayant pas encore abouti.


Pierre Hugonet, curé de Ferney, à Jean-Pierre Biord, évêque d’Annecy

9 juillet 1778

Monseigneur,

J’ai l’honneur de vous envoyer la copie d’une lettre que j’ai reçue de Made Denis en date du 26 juin 1778 et à laquelle je ne me suis point hâté de répondre. La voici telle quelle:

«J’ai été dans une grande affliction, Monsieur, je regardais M. de Voltaire comme mon père; j’ai passé 24 ans de ma vie avec lui, et il m’a toujours fait du bien et je le regretterai toute ma vie. Je ne sais si vous savez qu’il m’a fait sa légataire universelle. Il vous a laissé par son testament 500 L et 300 L pour les pauvres de Fernex. Je sais à n’en pouvoir douter que dans l’accommodement qu’il fit avec vous, il vous avoit promis 2000 L. Je sais aussi qu’il l’avoit oublié[,] quelque chose qu’on ait pû lui dire pour l’en faire ressouvenir.

Je compte, M, réparer cette erreur, et j’ai chargé M.Wagnière de vous remettre quinze cents francs avec les cinq cents francs portés par le testament, ce qui fera les deux mille francs qui vous avoient été promis.

Je sais que M. de Crassy a voulu faire un service à M. de Voltaire dans votre église. Je vous avoue même que j’espère qu’il y sera un jour enterré. Nous l’avons mis à Sellières, abbaye de mon frère, enterré dans l’église, mais en dépôt en cas qu’on voulut le porter à Fernex. Je crois donc, M, en attendant[,] que le service seroit [mot non lu], et si vous le jugez tel, il le faudrait faire. Je m’en rapporte sur cela à votre prudence. Vous savez que j’ai une parfaite confiance en vous. Ne doutez jamais de l’inviolable attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, M, votre très humble, &c... Denis»

Je n’ai pas le temps, Monseigneur, de faire mes petites observations sur les 2000 L susdites, que le défunt m’a déniées et que la lettre de Mde Denis m’assure. Je viens à quelque chose de plus essentiel. Je viens d’apprendre qu’on va imprimer à Genève chez Cramer les écrits impies posthumes de M.de Voltaire. A cette nouvelle j’ai été chez le secrétaire. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à retirer promptement tout ce qu’il venoit de donner à imprimer à Cramer, vu qu’il n’avoit qu’à s’attendre à être garotté au premier jour, et que tout ce qui s’imprimeroit dorénavant seroit mis sur son compte. Il a pâli ... puis il a ajoûté qu’à peine les feuilles écrites de la main de M.de Voltaire étoient sèches, qu’il les envoyoit à l’imprimeur, tant il étoit jaloux de jouir de la gloire de ses productions de son vivant.

Je suis convaincu du contraire, Monseigneur, et je ne doute point qu’il ne sorte au premier jour de la Presse quelques ouvrages abominables. Ma raison est que j’ai vû, et d’autres personnes ont vû la Dame Cramer venir au château de Fernex. Certainement elle ne venoit pas y admirer la beauté des édifices.

J’ai d’abord eu l’idée d’en écrire à Mgr l’Archevêque de Paris. Mieux réfléchi, j’ai crû, Monseigneur, que c’étoit vous tout le premier à qui je devois faire part de mes allarmes, parce que vous seul pouvez combiner les moyens d’arrêter cette gangrène dont nous sommes menacés; je parle des productions posthumes. C’est un sordide intérêt qui les fera sortir.

Permettez-moi, Monseigneur, de mettre par écrit toutes mes idées; elles seront toutes disparates. J’ai lieu d’être chagrin par plus d’un endroit. On m’a averti d’être sur mes gardes, pourquoi – J’ai fait une instruction sur la révélation. Le Sr Florian a dit au juge qui vint mettre les scellés que j’avois déclamé contre M. de Voltaire: ce qui est faux. En conséquence de ce propos de Florian nos libertins et nos impies crient contre moi et me menacent.

Ne seroit-il pas possible, Monseigneur, de détruire la poste de Fernex et même celle de Versoix? Ce sont deux arsenaux d’où s’écoulent dans toute la France les brochures &c &c &c. Ces brochures sont adressées à gens en place qui ont leur port francs; et notamment à M.l’intendant de Paris. Je suis sûr de mon fait; qui plus est, je sais qui fait cet infâme commerce mais je ne puis prouver. Ne pourroit-on pas obtenir que tout paquet fût visité? Aujourd’hui que le Ministère paroit être sorti de son engourdissement (du moins quant à Voltaire) ne pourroit-on pas obtenir une visite dans tous les coins et recoins du château de Fernex, même une prise de corps inattendue de tous ceux qui approchoient l’homme, pour les forcer à des aveux? Le coup de foudre, ce me semble, tiendroit toute la France dans le silence, et formeroit époque pour la foi et pour les mœurs. Croyez, je vous prie, Monseigneur, que ces gens là ne sont pas tranquilles dans leur peau. je le sais, et je l’ai vû.

Monseigneur de Paris, bien informé[,] peut, ce me semble[,] obtenir bien des choses

[initiale]

IMV, PVA, no 63, document découvert et relevé par Lucien Choudin qui en prépare l’édition avec notes et commentaires pour un prochain numéro des Cahiers Voltaire. Nous remercions chaleureusement Lucien Choudin d’avoir permis la mise en ligne de ce texte en primeur.

C’est un document remarquable, d’un intérêt historique évident au-delà de la sphère Wagnière qu’il recoupe et de la scène fernèsienne qu’il évoque, un vrai microcosme de la France du temps, dont on perçoit concrètement ici les divisions et les tensions, les pouvoirs proches et lointains, les blocages, les horizons fermés.

Nous nous bornons à confronter, en marge du texte, les réflexions respectives de Wagnière et de Mme Denis sur les propos et positions du curé Hugonet – lequel n’était naturellement tenu de déclarer, ni à l’un ni à l’autre, le fond de sa pensée.

Trois jours plus tôt, le 6 juillet, Wagnière a écrit à Mme Denis une longue lettre d’affaires dont le dernier article reprend le fil improbable de la célébration religieuse attendue: «J’ai vu le curé à qui vous avez demandé un service pour M. De Voltaire. Je lui ai demandé s’il le ferait à vôtre réquisition. Il m’a répondu qu’il ne le pouvait pas absolument sans la permission de l’évêque qui le lui a déffendu par trois Lettres. Il en est au désespoir. Il va écrire à M. d’Annecy» (Paillard-2005, no 14, p. 133). Le 18 juillet, réagissant apparemment à ce rapport de Wagnière, peut-être aussi à une lettre d’explication du curé, dont on n’aurait pas trace, Mme Denis commentera la situation dans ces termes: «Il faut prendre patience sur le service que j’ai envie de faire à Fernex, je ne doute pas que M. le Curé soit plein de bonne volonté, je sais que ce n’est pas sa faute, il faut attendre» (no 20, p. 141). On voit qu’il n’est question là ni d’éclat contre les mauvais livres, ni de menaces physiques contre leurs fauteurs, ni d’alarmes et de manœuvres, comme dans la lettre à l’évêque: qui croire? À distance, les réactions de Wagnière, factuelles et assez neutres, résonnent plus juste que la bonhomie un peu lasse de la nièce – le curé reçut le legs du mécréant, la messe ne fut jamais dite et les mauvais bruits continuèrent.


Des copies Wagnière destinées à l’édition Panckoucke, hiver 1778-1779

On retrouve l’écriture de Wagnière dans tous les fonds manuscrits voltairiens. Il a écrit sous la dictée, copié, transcrit, retranscrit jour après jour, vingt-quatre ans durant, des milliers, des dizaines de milliers de pages, en vers et en prose, et des lettres, des lettres, des lettres. Un autre aspect a été jusqu’ici méconnu ou minoré, c’est que sa carrière de main voltairienne ne s’arrêta pas à la mort de Voltaire. Au-delà, Wagnière a continué à copier du Voltaire autrement, pour lui-même et pour d’autres, et à intervenir, dans certaines circonstances particulières, sur des documents voltairiens passés entre ses mains, de sorte qu’une page portant son écriture peut renvoyer selon les cas, soit à un travail accompli du vivant de Voltaire, à l’opération même de l’œuvre, soit au devenir posthume de ses manuscrits, à l’un ou l’autre des usages seconds du manuscrit d’auteur: classement, duplication, conservation, annotation, édition, collection, etc. La rémanence de son activité de copie après la mort de Voltaire est plus ou moins bien documentée dans Paillard-2008, sur dix ans, depuis la copie promise à Panckoucke le 24 juillet 1778 des lettres qu’il avait lui-même reçues de Voltaire (no 7, puis no 30 pour l’exécution – il en fit plusieurs autres copies par la suite) jusqu’à la copie de «quelques lettres d’un M. Ribote», heureuse trouvaille annoncée à Decroix le 23 juillet 1790 (no 355 – il guettait ces lettres depuis 1778, d’après Paillard-2008, no 30). Mais il faudra décrire un jour, avec un maximum de précisions matérielles, le cycle posthume complet de l’archive traitée par Wagnière: son premier traitement des papiers de Voltaire, la préparation des recueils formés pour Catherine II, les copies faites en divers temps pour Grimm, pour l’impératrice et pour des seigneurs russes, allemands et autres, l’exploitation de lettres et de pièces prêtées par d’anciens familiers de Voltaire, principalement à Genève et en Suisse, la communication d’inédits, au moins en spécimens, aux éditeurs de Kehl – sans oublier les acquisitions propres de Wagnière et leur mise en valeur aux fins de collection ou de transaction. Vaste enquête, qui peut et pourra décourager, mais nécessaire.

Ce qu’on esquisse ici en attendant, à petite échelle, c’est un retour documenté, au plus près des traces conservées, sur une phase spécifique du rôle de Wagnière dans le remembrement et la transmission de la première archive voltairienne. Embarqué sans garanties ni fonctions déclarées dans le premier projet, vite enlisé, de Panckoucke, tenu ensuite à l’écart de l’édition réalisée par Beaumarchais, qu’il s’imagina longtemps pouvoir contester ou contrarier, réduit à la commenter faute d’avoir pu l’enrichir ou la saborder, frustré enfin par les plans mirifiques d’éditions rivales annoncées à Genève, à Gotha, à Neuchâtel, Lausanne et Berne, toutes avortées, Wagnière n’aura été finalement ni éditeur, ni coéditeur, ni assistant éditeur de Voltaire – il n’en avait, je crois, ni la compétence, ni la culture et l’envergure, et au fond il n’y prétendit pas vraiment. Le seul essai éditorial qu’on lui connaisse, au sens technique du terme, est la préparation de «son» Commentaire historique augmenté, dont le dossier matériel est conservé. Son vrai mérite est heureusement ailleurs, indiscutable, réel au-delà des postures victimaires, c’est d’avoir continué à vouloir illustrer Voltaire jusqu’à la fin, dans une sorte de service posthume attaché à son souvenir et à son œuvre – à quoi sa main contribuait encore parfois, défiant la mort et consolant le deuil.

On s’en tiendra, pour cette première mise en ligne, à décrire une des séries de copies de lettres réalisées par Wagnière pour Panckoucke, dont on a des vestiges assez significatifs pour nourrir une analyse raisonnée. Il s’agit des lettres de Voltaire à sa seconde nièce, connue sous son nom de premier mariage, Mme de Fontaine, morte en 1771. Une centaine d’éléments de cette correspondance sont actuellement connus, dont la moitié environ se trouvèrent publiés dès l’édition de Kehl – mais à quatre exceptions près, les originaux font défaut: ces lettres ont été sauvées par l’art et le talent de copistes. Selon les principes établis par Panckoucke (et reconduits par Beaumarchais), on dressait deux copies parallèles des correspondances fournies, à mesure qu’elles parvenaient à l’éditeur, en prenant soin d’isoler chacune des lettres sur un support distinct. L’une des deux copies des lettres à Mme de Fontaine fut réalisée, au moins en partie, par Wagnière, l’autre par l’un des copistes ordinaires de Panckoucke, bien repéré, dont la main est identifiée. Cette seconde copie, la plus fournie, est représentée par une suite de feuillets d’un volume de la BhvP coté Ms. Rés. 59 (ancienne cote Rés. 2031), notamment aux f. 162-164, 174, 179-180, 184-185, 197, 201, 203 etc. De la copie Wagnière, six éléments subsistent seulement, mais leur corrélation et leur destination ressortent d’un faisceau d’indices probants. Cinq de ces six éléments se trouvent dans le même recueil de la BhvP, accolés un à un aux doubles de l’autre main. Wagnière a copié deux lettres antérieures à son entrée en service auprès de Voltaire (1754), une de 1752 (D4916), une autre de 1753 (D5497), évidemment sur instruction – la seconde porte deux mentions ultérieures de la main de Ruault, l’adjoint de Beaumarchais. Deux textes ont nécessité des coupes, ce qui suppose aussi des instructions expresses: Wagnière les signale par des lignes de points, imité mécaniquement par l’autre copiste (D 7334 et D7355). Détail plus curieux, Wagnière a ajouté sous l’une de ses copies un petit éclaircissement familier, déjà orienté, semble-t-il, vers la publication éventuelle, pour préciser le sens du surnom écuyer de Cyrus dans le texte: «Mr de Voltaire nommait ainsi mr le marquis de florian qui épousa dans la suite made de fontaine» – annotation non relevée par Besterman (D7334). Enfin, sur l’un des éléments de l’autre série de copies, Wagnière a ajouté de sa main la mention: «à made de florian» – ce qui peut marquer une autorité formelle sur un copiste subordonné ou moins expert.

On pourrait étendre ces analyses au dossier des lettres au marquis de Florian, qui furent copiées en double par Wagnière et par le même copiste de Panckoucke, et à celui des copies des lettres à Damilaville, dont une de Wagnière qui servit probablement de contrôle pour les changements opérés dans l’édition de Kehl. Le constat semble s’y confirmer d’une phase liminaire que Wagnière aurait amorcée – qu’il allait diriger peut-être? Le processus de duplication est manifestement coordonné, d’où les interventions de Wagnière sur d’autres copies; il a permis un premier recueil de données en vue d’un commentaire éventuel, d’où les notes de Wagnière sur sa copie – ailleurs, il semble avoir restitué des dates.

Cette campagne de copie date forcément du séjour que Wagnière fit à Paris durant l’hiver 1778-1779, entre la fin de ses commissions d’affaires à Ferney et les préparatifs de son voyage à Saint-Pétersbourg. Arrivé de Ferney le 15 décembre 1778, il y était de retour dès le 14 février 1779 – le départ pour la Russie, prévu en mars, fut différé. Il ne devait plus jamais retrouver par la suite les conditions de travail décrites par ces données: accès aux originaux, directives expresses, collaboration étroite. Cet intervalle de huit semaines, employé aux opérations essentielles du tri, du rangement des manuscrits et papiers laissés par Voltaire, et surtout à leur affectation respective entre publication, dépôt russe et réservation familiale, fut certainement l’un des moments les plus intenses, les plus exaltants de la vie de Wagnière, une période riche d’expériences, de satisfactions et de promesses. Il faut pourtant se résigner à ce qu’elle ne soit plus pour nous aujourd’hui, dans l’état des documents disponibles, qu’une sorte de trou noir. C’est que toutes les instructions afférentes, celles de Mme Denis comme héritière et ayant droit, celles de Grimm comme agent de l’impératrice, celle de Panckoucke enfin comme éditeur, furent évidemment données ou transmises de vive voix – la plupart sans doute chez Mme Denis elle-même, Wagnière s’y trouvant logé avec sa femme (Paillard-2005, no 119; Paillard-2008, no 80). Six mois plus tard, en route pour Saint-Pétersbourg, incertain du retour, du futur et même de ses propres vœux, Wagnière en évoquera le souvenir dans une lettre lumineuse envoyée de Francfort à Mme Denis: «Je désire ardemment de pouvoir vous faire encore ma cour dans votre joli hôtel» (Paillard-2005, no 162; Paillard-2008, no 107).


Neuf documents retraçant le voyage à Saint-Pétersbourg (juin 1779-janvier 1780)

BnF, NAF 24341, f. 142-154. À la suite du passeport russe établi pour Wagnière le 24 mai 1779 (Paillard-2005, no 156; Paillard-2008, no 95), neuf pièces administratives sont conservées dans le même volume de manuscrits, qui retracent en partie les étapes de son voyage aller et retour, essentiellement des billets d’entrée et des reçus pour droits acquittés. L’itinéraire recoupe les instructions de Grimm (Paillard-2008, no 103). Wagnière s’est arrêté à Berlin le 19 juin 1779 à l’aller, le 15 janvier 1780 au retour. À son passage à Zillhausen, en Bade-Württemberg, il a été enregistré sous le nom de Wagener.


Jean-Louis Wagnière à François Tronchin

à Rueyre par Lausanne et Echalens, 12e juin 1778 [1780]

Monsieur

Comme vous êtes aussi l’un de mes bons protecteurs, que vous avez daigné vous interesser vivement à moi, aprenant par Mr Le Baron de Grimm que c’est vous qui avez eu la bonté de me faire parvenir la lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire, vous ne trouverez pas mauvais que je vous adresse mon paquet pour lui, à cachet volant, avec priere de le fermer après que vous vous serez ennuié à le lire. je vous demande pardon de la liberté que je prends, et j’ose compter sur vôtre indulgence.

Je vous prie instamment de presenter nos respects à Madame et à Mlle Tronchin, et agréez la reconnaissance et tous les respectueux sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être Monsieur Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Wagniere

BPGenève, Ms Tronchin 178, pièce 1, original autographe, reproduction aimablement communiquée par Jean-Daniel Candaux.

La date appelle nécessairement, quoique autographe, une correction d’année: Wagnière se trouvait à Paris le 12 juin 1778. On peut raisonner d’après le lieu: Rueyres, berceau de sa famille en pays de Vaud. Il y retournait volontiers aux beaux jours – il y était en mai 1779, en juin 1780, etc. En descendant la double série des lettres à Grimm et à Tronchin, on tombe sur une lettre à Grimm datée de Rueyres le 12 juin 1780 (Paillard-2008, no 145), répondant à une lettre du 27 mai apportée par Tronchin de Paris à Genève (Paillard-2005, no 181; Paillard-2008, no 142): c’est la solution, aucune autre lettre ne réunissant ces données de jour et de mois, de lieu et de port. Un autre détail concorde: c’est à son retour de Saint-Pétersbourg que Wagnière traita Tronchin en «protecteur» (en second, Grimm étant le premier) après avoir esquissé ce lien en mai 1779, à la veille du voyage en Russie (Paillard-2005, no 147 et 157).

Wagnière confie à Tronchin un «paquet» ouvert. Dans sa lettre à Grimm, il réfère à des «copies» qu’il a jointes. «Paquet» concrétise «copies». De quoi s’agissait-il? De documents prouvant les torts de «Mme Duvivier» à son encontre – Mme Denis était devenue en janvier «Mme Duvivier», par un second mariage qu’on n’avait pas fini de railler et de chansonner. Wagnière n’envoie donc pas une «copie» (Paillard-2008, p. 184, n. 361), mais plusieurs, assez vraisemblablement un montage d’extraits résumant son contentieux avec la nièce héritière. Comment conjecturer la teneur d’un «paquet» perdu? On ne l’a pas sérieusement tenté. Il faudrait remonter des faits allégués – «l’état des choses», dit Wagnière – à un modèle idéal de leurs preuves matérielles. Un envoi analogue adressé deux plus tard au marquis de Florian (Paillard-2005, no 206; Paillard-2008, no 204) fournirait ce cadre inductif, mais plusieurs des pièces invoquées manquent matériellement – d’où les risques d’à-peu-près, de parti pris, d’enfermement subjectif dans un système Wagnière, dont on peine malheureusement à sortir.

En revanche, on peut décrire l’espace de circulation de ces «copies». Grimm les verra, les lira, apparemment sans gêne, déjà prévenu et informé peut-être – Wagnière paraît le croire gagné d’avance; Hennin en disposera ensuite et s’en servira dans la médiation qu’annonce Grimm: il en reprendra la teneur, les arguments pour faire valoir des droits longtemps lésés – on s’étonne un peu que Wagnière avoue souhaiter que Hennin n’en paraisse pas «instruit» (Paillard-2008, no 145). La suite fait voir que ni Grimm ni Hennin n’entrèrent dans ce détail de faits et de torts: Grimm a mis trois mois à répondre, il élude, s’excuse, excuse Hennin – et laissera l’affaire pendante (Paillard-2008, no 151). Il apparaît que Wagnière dut se contenter sur le moment des deux certitudes qu’on lui laissait, celle d’avoir raison, fût-ce par défaut de contradiction, et celle d’avoir définitivement tourné une page de sa vie: «Je ne dois rien attendre d’elle après toutes ses infamies. J’ai droit de me servir de ce terme. Je n’ai d’espérance que dans les remords qu’elle pourra avoir de sa conduite envers son oncle et envers moi» (Paillard-2008, no 152, Wagnière à Grimm, 20 octobre 1780). Avec de tels sentiments, s’il les eût partagés, Grimm n’aurait plus jamais vu Mme Du Vivier dans le monde. On croit sentir autour de Wagnière, dans cette conjoncture comme dans plusieurs autres, des divergences d’analyse, des réserves de jugement, des clivages de rang peut-être, et des ménagements silencieux – on le laissa s’enfoncer dans un ressentiment sans retour.

En revenant au départ de la lettre, on note que Tronchin, avant de clore le «cachet volant» du fameux «paquet», a pu découvrir lui aussi, avant Grimm et Hennin, en primeur si l’on peut dire, non le fond de maints griefs qu’il avait dû entendre déjà, en voisin de Genève à Ferney, mais tout un détail d’anecdotes, de motifs et de mobiles. S’est-il «ennuyé» à cette lecture piquante, voire scandaleuse? L’excuse n’était sans doute, au bout de la plume de Wagnière, qu’une antiphrase de connivence entre hommes, avant le grand déballage des «infamies» d’une femme notée – qu’on allait juger sur pièces, comme la Merteuil.

On comprend du coup le lapsus de date effaçant deux années: tout avait effectivement commencé pour Wagnière en 1778, à la mort de son pauvre maître, aux premières injustices de l’héritière. Deux ans plus tard, il n’aura pas avancé beaucoup aux yeux de ses deux protecteurs: «Je pense comme vous sur Wagnière, et dans ce moment, il n’y a rien à sonder ni à proposer» (Grimm à Tronchin, 7 mars 1782, Paillard-2008, no 202). Apparemment ce qu’on appelle s’en laver les mains.


Nicolas Ruault à Jacques-Joseph-Marie Decroix

Paris, le 12 7bre 1781

Monsieur, vous trouverez dans cette lettre la copie de ce que le secrétaire Wagnière vient d’écrire à m. de Beaumarchais touchant les œuvres de son maitre. vous me direz si vous avez connaissance des corrections qu’il annonce et dont il se dit le porteur. j’ai communiqué cette lettre à m. de Condorcet qui n’a pu me donner de réponse ou d’observations positives. je l’ai communiquée à m. Panckoucke qui n’a su me rien dire non plus, sinon qu’il ne restait que la correspondance entre ses mains, tout le reste des ms [manuscrits] et volumes imprimés et corrigés par / M. de Voltaire aïant été livrés aux rédacteurs. si vous avez quelques renseignemens à me donner, je les attends. Si vous n’en avez pas, dites-le moi, afin de ne rien espérer de vous, et de revoir à cet égard m. de Cond[orcet] (qui est à la campagne pour six semaines.) [...]

[Ruault,] Extrait des Lettres à Mr De Croix, secrétaire du Roi, trésorier de France, etca à Lille, l’un des coopérateurs à l’édition nouvelle et complette des œuvres de Voltaire, dite de Beaumarchais, f. 22-23, «Lettre 7e», autographe (collection particulière). À la fin de cette lettre (f. 23-26), Ruault a recopié la lettre de Wagnière à Beaumarchais datée du 30 août 1781 et les «Questions à Mrs les Rédacteurs» (Paillard-2008, nos 174 et 175) avec de menues différences essentiellement graphiques, sans autre commentaire.

Replacé dans la série Paillard-2008, nos 178-180, ce document achève de décrire la consultation provoquée au sein du collectif de Kehl par la démarche et les «questions» de Wagnière. La réponse de Decroix, en date du 15, est connue (Paillard-2008, no 178). Celle de Condorcet devrait être remontée vers le 10 (Paillard-2008, no 180): Ruault en reprit dès le 12, après la citation ci-dessus, l’annonce d’une réplique aux mandements d’évêques.

On n’a pas trace d’une réponse propre de Panckoucke – est-elle restée verbale? Le résumé qu’en donne Ruault souligne le blocage éditorial du moment: Beaumarchais avait bien reçu de Panckoucke, par remises successives, la quasi-totalité des matériaux d’ouvrages (dont les fameux tomes interfoliés de l’encadrée, ces «volumes imprimés et corrigés»); en revanche, la correspondance réunie par Panckoucke au début de l’entreprise, devenue un objet de litige et de pression entre Beaumarchais et lui, ne fut livrée aux deux rédacteurs, Condorcet et Decroix, que le 30 mai 1783, cinquième anniversaire de la mort de Voltaire.


Jean-Louis Wagnière à Joseph-Jérôme Le François de Lalande

A Ferney Voltaire 11e fev: 1787

Monsieur

Je vous remercie bien sincèrement de la réponse que vous avez daigné me faire, et des instructions que vous avez la bonté de me donner. Lorsque je pris la liberté de vous écrire, j’avais lieu de présumer que vous aviez vu et lu les originaux dont parle L’abbé Gautier, parce que je lus après son mémoire, ces mots à la suite de vôtre Lettre imprimée.

«Mr L’abbé Gautier répondit à cette Lettre, Que le mémoire en question était de lui, et promit à Mr De La Lande de lui montrer les lettres originales signées de Voltaire, ainsi que la rétractation écrite de sa propre main. Monsieur de La Lande fut chez l’abbé Gautier, et se convainquit par lui même de l’autenticité de ce mémoire. [»]

Suivant ce que vous m’écrivez, c’est vous qui dites la vérité, et je le pense bien aussi.

Je ne sais, Monsieur, si vous voiez Made Du Vivier et Mr Beaumarchais dont vous me parlez. Je sens bien qu’il serait necessaire que je fusse à Paris pour mon travail; mais certainement ces deux personnes n’y coopèreraient pas avec moi, car je suis plus étranger à Made du vivier et à l’entreprise de Mr Beaumarchais que si je n’avais jamais connu Mr De Voltaire, et j’ai été trop maltraitté par ces deux premiers. J’avais offert à Mr Beaumarchais de travailler à son édition de Kehll, et d’y joindre tout ce que je m’étais procuré de feu mon cher maître depuis mon retour de Russie, dont diverses personnes m’ont gratifié, et qu’il n’a point. on ne m’a pas sans doute cru digne, au contraire, il fit / imprimer des infamies contre moi, lorsqu’il apprit que l’on voulait faire à Lausanne, une autre édition sur la sienne, et plus complette, et à laquelle j’aurais travaillé. Je dois être, je crois, sans me flatter, à même de connaître ce qui est ou non de mon maître, d’avoir bien connu sa personne, et les 25 dernières années de sa vie. Tout viendra dans son tems. La cruelle fin de mon illustre maître, mon ami, mon père, est continuellement presente à mes yeux qui le pleurent tous les jours; L’estime des personnes respectables est ma consolation, je serais bien flatté d’obtenir la vôtre, et si vous étiez persuadé de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être Monsieur Vôtre très humble et très Obéissant serviteur

Wagniére

Si jamais vous daigniez, Monsieur, m’écrire, aiez la bonté d’envoier vôtre Lettre à Mr Du Tertre premier commis du controlle géneral, à l’hotel du controlle[,] qui aurait celle de me la faire parvenir.

[adresse] A Monsieur / Monsieur De La Lande, De / L’académie des Sciences de Paris, etca etca / au Collège Roial, place Cambrai / A Paris

BnF, F 12973, f. 54-55, original autographe, adresse comprise. Au-dessus de l’adresse, mention reportée pour la réponse: < petit hotel du contrôle gal des finances >.

Cette lettre prolonge un premier échange de janvier 1787, publié dès 1826 dans les Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière, ses secrétaires (t. II, p. 86-92) et repris dans Paillard-2008, p. 279-283: c’est précisément une réponse à la lettre de Lalande du 29 janvier (Paillard-2008, no 305).

Wagnière a voulu revenir sur un point majeur de sa première lettre: la prétention cléricale d’authenticité d’une rétractation chrétienne de Voltaire à sa mort. Invoqué comme témoin, Lalande a dénoncé dans l’abbé Gautier, dernier confesseur de Voltaire, «un cafard qui a intérêt de dénaturer les circonstances» – mais il est resté un peu flottant sur le détail des faits. Serrant au plus près l’enjeu de «vérité», Wagnière épingle dans les dires de l’abbé, citation à l’appui cette fois, une proposition que Lalande, le second témoin concerné, vient de nier implicitement: il n’est pas vrai qu’il se soit rendu «chez l’abbé Gautier» – et dès lors, plus de conviction, plus d’authenticité constatée, mais une pure allégation révoquée en faux, nulle et non avenue. On retrouve là chez Wagnière une ténacité de rigueur critique apprise à bonne école – en regrettant qu’il s’en soit parfois relâché pour lui-même.

Le reste est plus commun, malgré les variations: l’inconsolable deuil, le besoin de «l’estime des personnes respectables», le ressentiment du mérite inemployé, méconnu, méprisé, la négligence des éditeurs de Kehl, leur âpreté à soutenir des droits contestés, et l’émouvante évocation, de son côté à lui, d’un «travail» solitaire, sans soutien intellectuel, indéfectible quoique inutile peut-être. On note que les années passant, l’injustice Du Vivier semble un peu reculée, l’injustice Beaumarchais l’excède à présent: «il fit imprimer des infamies contre moi» – des «infamies» toujours, publiques cette fois (voir Paillard-2008, no 236). Quelques mois plus tard, répondant à une ouverture de Decroix, Wagnière allait faire encore un voyage à Paris pour tenter une dernière fois de négocier à bon prix la remise de ses papiers aux éditeurs de Kehl: nouvel échec, à 20 ou 30 louis près, qui justifierait définitivement sa posture obsidionale. Voir Paillard-2008, nos 308-311, 313-318, 321-325.

Un détail appelle un commentaire particulier. On ne voit rien ici qui réponde expressément au plaisir que marquait Lalande d’avoir appris que Wagnière travaillait «sur la vie [de Voltaire]». Peut-être le passage où Wagnière dit se flatter «d’avoir bien connu sa personne, et les 25 dernières années de sa vie» y répond-il indirectement? Un facteur matériel incite à la prudence: cette lettre est autographe, son texte est sûr, tandis que les deux autres de janvier ne sont connues que dans la version préparée par Decroix, assurément moins fiable – je doute fort, par exemple, que Wagnière ait mentionné dans sa première lettre (Paillard-2008, p. 280) les titres de trois de ses écrits inédits sur Voltaire, parfaitement inconnus de Lalande. «Tout viendra dans son temps»: la formule résonne comme un espoir de revanche. En supposant qu’il ait pensé, en traçant ces mots, non au lancement, plus improbable que jamais, d’une édition rivale de Kehl, mais au devenir de ses propres écrits sur le grand homme, on ne peut manquer d’évoquer un obscur avatar posthume qui faillit réaliser en effet, quarante ans plus tard, son vieux rêve d’une reparution du Commentaire historique et de ses additions sous son nom. Renouvelé au sein de sa famille après sa mort et porté de Ferney à Paris, le projet fut tout près d’aboutir en 1825; il ne fut arrêté qu’in extremis, au marbre, par Decroix qui mettait justement sous presse au même moment, l’une excluant évidemment l’autre, sa propre édition des fameux Mémoires sur Voltaire – dans laquelle il allait révéler, comme on sait, les «Additions» de Wagnière, mais en laissant à Voltaire son Commentaire historique. Voir Paillard-2008, p. 348-352.


Nicolas Ruault à Jacques-Joseph-Marie Decroix

Paris, le 8 de 9br 1787

[...] Au reste vous avez bien fait de laisser aller Wagniere tel qu’il est venu. il en sera pour les frais de son voyage. ce n’est pas notre faute. qui trop demande, rien n’obtient.

Extrait des Lettres des Lettres à Mr De Croix, secrétaire du Roi, trésorier de France, etca à Lille, f. 142, «Lettre 77e», autographe (collection particulière).

Voir Paillard-2008, no 325. Déçu de l’échec de l’ultime transaction d’achat des papiers Wagnière, Decroix venait d’avouer quelques regrets à son ami Ruault – et si Beaumarchais avait pu accepter de faire un dernier effort? En digne adjoint de son «patron», Ruault sort par le haut de cet épilogue lamentable, en inventant un proverbe à la Figaro.