ISSN 2271-1813

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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
Préparée et présentée par Ulla Kölving

 

[p. 191] CHAPITRE DIXIÉME.

Evacuation de la hollande. seconde conquête de la franche-comté.

On croit nécessaire de dire à ceux qui pourront lire cet ouvrage, qu'ils doivent se souvenir, que ce n'est point ici une simple relation de campagnes, mais plustôt une histoire des mœurs des hommes. assez de livres sont pleins de toutes les minuties des actions de guerre, & de ces détails de la fureur & de la misére humaine. le dessein de cet essai est de peindre les principaux caractéres de ces révolutions, & d'écarter la multitude des petits faits, pour laisser voir les seuls considérables, (et s'il se peut) l'esprit qui les a conduits.

La france fut alors au comble de sa [p. 192] gloire. le nom de ses généraux imprimait la vénération. ses ministres étaient regardés comme des génies supérieurs aux conseillers des autres princes; & louis était en europe comme le seul roi. en effet l'empereur léopold ne paraissait pas dans ses armées. charles second roi d'espagne, fils de philippe iv, sortait à peine de l'enfance. celui d'Angleterre ne mettait d'activité dans sa vie, que celle des plaisirs.

Tous ces princes & leurs ministres firent de grandes fautes. l'angleterre agit contre les principes de la raison d'état en s'unissant avec la france, pour élevèr une puissance que son intérêt était d'affaiblir.

L'empereur, l'empire, le conseil espagnol, firent encor plus mal, de ne pas s'opposer d'abord à ce torrent. enfin louis lui-même commit une aussi grande faute qu'eux tous, en ne poursuivant pas avec assez de rapidité des conquêtes si faciles. condé & turenne voulaient qu'on démolît la pluspart des places hollandaises. ils disaient que ce n'était point avec des garnisons que l'on prend des états, mais avec des armées; & qu'en conservant une ou deux places de guerre pour la retraite, on devait marcher rapidement à la conquête entiére. louvois au contraire [p. 193] voulait que tout fût place & garnison, c'était là son génie, & c'était aussi le goût du roi. louvois avait par là plus d'emplois à sa disposition; il étendait le pouvoir de son ministére; il s'applaudissait de contredire les deux plus grands capitaines du siécle. louis le crut, & se trompa comme il l'avoua depuis; il manqua le moment d'entrer dans la capitale de la hollande; il affaiblit son armée en la divisant dans trop de places; il laissa à son ennemi le tems de respirer. l'histoire des plus grands princes est souvent le récit des fautes des hommes.

Après le départ du roi, les affaires changérent de face. turenne fut obligé de marcher vers la westphalie, pour s'opposèr aux impériaux. le gouverneur de flandre monterey, sans être avoué du conseil timide d'espagne, renforça la petite armée du prince d'orange d'environ dix-mille hommes. alors ce prince fit tête aux français jusqu'à l'hivèr. c'était déja beaucoup de balancer la fortune. enfin l'hivèr vint. les glaces couvrirent les inondations de la hollande. luxembourg, qui commandait dans utrecht, fit un nouveau genre de guerre inconnu aux français, & mit la hollande dans un nouveau danger, aussi terrible que les précédens.

[p. 194] Il assemble une nuit prés de douze-mille fantassins tirés des garnisons voisines. on leur avait préparé des patins. il se met à leur tête, & marche sur la glace, vers leide & vers la haïe. un dégel survint. la haïe fut sauvée. son armée entourée d'eau, n'aiant plus de chemin ni de vivres, était prête à périr. il fallait, pour s'en retournèr à utrecht, marcher sur une digue étroite & fangeuse, où l'on pouvait à peine se trainer quatre de front. on ne pouvait arrivèr à cette digue, qu'en attaquant un fort, qui semblait imprenable sans artillerie. quand ce fort n'eût arrété l'armée qu'un seul jour, elle serait morte de faim & de fatigue. luxembourg était sans ressource. mais la fortune, qui avait sauvé la haïe, sauva son armée, par la lâcheté du commandant du fort, qui abandonna son poste sans aucune raison. il y a mille événemens dans la guerre, comme dans la vie civile, qui sont incompréhensibles: celui-là est de ce nombre. tout le fruit de cette entreprise fut une cruauté, qui acheva de rendre le nom français odieux dans ce païs. bodegrave & suvamerdam, deux bourgs considérables, riches & bien peuplés, semblables à nos villes de la grandeur médiocre, furent abandonnés au pillage des soldats, pour le prix de leur fatigue. [p. 195] ils mirent le feu à ces deux villes; & à la lueur des flammes, ils se livrérent à la débauche & à la cruauté. il est étonnant que le soldat français soit si barbare, étant commandé par ce prodigieux nombre d'officiers, qui ont avec justice la réputation d'être aussi humains que courageux. ce pillage fut si éxagéré, que plus de quarante ans après, j'ai vu les livres hollandais, dans lesquels on apprenait à lire aux enfans, retracer cette avanture, & inspirer la haine contre les français à des générations nouvelles.

[M] Cependant le roi agitait les cabinets de tous les princes par ses négociations. il gagna le duc de hanovre. l'électeur de brandebourg, en commençant la guerre, fit un traité, mais qui fut bientôt rompu. il n'y avait pas une cour en allemagne, où louis n'eût des pensionnaires. ses émissaires fomentaient en hongrie les troubles de cette province sévérement traitée par le conseil de vienne. l'argent fut prodigué au roi d'angleterre, pour faire encor la guerre à la hollande, malgré les cris de toute la nation anglaise, indignée de servir la grandeur de louis XIV, qu'elle eût voulu réprimer. l'europe était troublée par les armes & par les négociations de louis. enfin il ne put empécher que l'empereur, l'empire & l'espagne [p. 196] ne s'alliassent avec la hollande, & ne lui déclarassent solennellement la guerre. il avait tellement changé le cours des choses, que les hollandais, ses alliés naturels, étaient devenus les amis de l'espagne. l'empereur léopold envoiait des secours lents, mais il montrait une grande animosité. il est rapporté, qu'allant à égra voir les troupes qu'il y rassemblait, il communia en chemin; & qu'après la communion, il prit en main un crucifix, & appella dieu à témoin de la justice de sa cause. cette action eût été à sa place du tems des croisades: & la priére de léopold n'empécha point le progrès des armes du roi de france.

Il parut d'abord combien sa marine était déja perfectionnée. au lieu de trente vaisseaux qu'on avait joints l'année d'auparavant à la flote anglaise, on en joignit quarante sans compter les brûlots. les officiers avaient appris les manœuvres savantes des anglais, avec lesquels ils avaient combattu celles des hollandais leurs ennemis. c'était le duc d'yorck, depuis jacques second, qui avait inventé l'art de faire entendre les ordres sur mèr par les mouvemens divers des pavillons. avant ce tems, les français ne savaient pas rangèr une armée en bataille. leur expérience consistait à faire battre un [p. 197] vaisseau contre un vaisseau, non à en faire mouvoir plusieurs de concert, & à imiter sur la mèr les évolutions des armées de terre, dont les corps séparés se soûtiennent & se secourent mutuellement. ils firent à-peu-près comme les romains, qui en une année apprirent des carthaginois l'art de combattre sur mèr, & égalérent leurs maîtres.

Le vice-amiral d'étrée & son lieutenant martel, firent honneur à l'industrie militaire de la nation française, dans [M] trois batailles navales consécutives, qui se donnérent au mois de juin, entre la flote hollandaise & celle de france & d'angleterre. l'amiral ruiter fut plus admiré que jamais dans ces trois actions. d'étrée écrivit à colbert: «je voudrais avoir païé de ma vie la gloire que ruiter vient d'acquérir.» d'étrée méritait que ruiter eût ainsi parlé de lui. la valeur & la conduite furent si égales de tous côtés, que la victoire resta toûjours indécise.

Louis, aiant fait des hommes de mèr de ses français par les soins de colbert, perfectionna encor l'art de la guerre sur terre par l'industrie de vauban. il vint en personne assiéger mastricht dans le même tems que ces trois batailles navales se donnaient. mastricht était pour lui une clé des païs-bas & des provinces-unies; [p. 198] c'était une place forte défenduë par un gouverneur intrépide nommé farjaux, né français, qui avait passé au service d'espagne, & depuis à celui de hollande. la garnison était de cinq-mille hommes. vauban, qui conduisit ce siége, se servit pour la premiére fois des paralléles, inventées par des ingénieurs italiens au service des turcs devant candie. il y ajoûta les places d'armes, que l'on fait dans les tranchées, pour y mettre les troupes en bataille, & pour les mieux rallièr en cas de sorties. louis se montra dans ce siége plus éxact & plus laborieux qu'il ne l'avait été encor. il accoûtumait, par son éxemple, à la patience dans le travail, sa nation accusée jusqu'alors de n'avoir qu'un courage bouillant, que la fatigue épuise bientôt. [M] mastricht se rendit au bout de huit jours.

Pour mieux affermir encor la discipline militaire, il usa d'une sévérité qui parut même trop grande. le prince d'orange, qui n'avait eû, pour opposèr à ces conquêtes rapides, que des officiers sans émulation & des soldats sans courage, les avait formés à force de rigueurs, en faisant passer par la main du bourreau, ceux qui avaient abandonné leur poste. le roi emploia aussi les châtimens, la premiére fois qu'il perdit une place. un [p. 199] très brave officier, nommé du-pas, rendit naerden au prince d'orange. il ne tint à la vérité que quatre jours; mais il ne remit sa ville qu'après un combat de cinq heures, donné sur de mauvais ouvrages, & pour évitèr un assaut général, qu'une garnison faible & rebutée n'aurait point soûtenu. le roi, irrité du premièr affront que recevaient ses armes, fit condanner du-pas à être trainé par le bourreau dans utrecht, une pelle à la main, & son épée fut rompuë: ignominie peut-être inutile pour les officiers français, qui sont assez sensibles à la gloire, pour qu'on ne les gouverne pas par la crainte de la honte. il faut savoir, qu'à la vérité les provisions des commandans des places les obligent à soûtenir trois assauts; mais ce sont de ces loix qui ne sont jamais éxécutées.

Les soins du roi, le génie de vauban, la vigilance sévére de louvois, l'expérience & le grand art de turenne, l'active intrépidité du prince de condé; tout cela ne put réparer la faute qu'on avait faite de garder trop de places, d'affaiblir l'armée & de manquèr amsterdam.

Le prince de condé voulut envain percer dans le cœur de la hollande inondée. turenne ne put, ni mettre obstacle à la jonction de montécuculi & du prince [p. 200] d'orange, ni empécher le prince d'orange de prendre bonn. l'évêque de munster, qui avait juré la ruine des états-généraux, [M] fut attaqué lui-même par les hollandais.

Le parlement d'angleterre força son roi d'entrer sérieusement dans des négociations de paix, & de cesser d'être l'instrument mercenaire de la grandeur de la france. alors il fallut abandonner les trois provinces hollandaises, avec autant de promtitude qu'on les avait conquises. ce ne fut pas sans les avoir rançonnées: l'intendant robert tira de la seule province d'utrecht en un an seize-cent-soixante & huit-mille florins. on était si pressé d'évacuer le païs qu'on avait pris avec tant de rapidité, que vingt-huit-mille prisonniers hollandais furent rendus pour un écu par soldat. l'arc de triomphe de la porte saint-denis, & les autres monumens de la conquête, étaient à peine achevés, que la conquête était déja abandonnée. les hollandais, dans le cours de cette invasion, eûrent la gloire de disputer l'empire de la mèr, & l'adresse de transporter sur terre le théâtre de la guerre hors de leur païs. louis XIV passa dans l'europe pour avoir joui, avec trop de précipitation & trop de fierté, de l'éclat d'un triomphe passager. le fruit de cette [p. 201] entreprise fut d'avoir une guerre sanglante à soûtenir contre l'espagne, l'empire & la hollande réunis, d'être abandonné de l'angleterre, & enfin de munster, de cologne même, & de laisser dans les païs qu'il avait envahis & quittés, plus de haine que d'admiration pour lui.

Le roi tint seul contre tous les ennemis qu'il s'était faits. la prévoiance de son gouvernement & la force de son état, parurent bien davantage encor, lorsqu'il fallut se défendre contre tant de puissances liguées & contre de grands généraux, que quand il avait pris en voiageant la flandre française, la franche-comté & la moitié de la hollande, sur des ennemis sans défense.

On vit surtout quel avantage un roi absolu, dont les finances sont bien administrées, a sur les autres rois; il fournit à la fois une armée d'environ vingt-trois-mille hommes à turenne contre les impériaux, une de quarante-mille à condé contre le prince d'orange: un corps de troupes était sur la frontiére du roussillon: une flote chargée de soldats alla porter la guerre aux espagnols jusques dans messine: lui-même marcha pour se rendre maître une seconde fois de la franche-comté. il se défendait, & il attaquait par-tout en même-tems.

[p. 202] D'abord, dans son entreprise sur la franche-comté, la supériorité de son gouvernement parut toute entiére. il s'agissait de mettre dans son parti, ou du moins d'endormir les suisses, nation aussi redoutable que pauvre, toûjours armée, toûjours jalouse à l'excès de sa liberté, invincible sur ses frontiéres, murmurant déja & s'effarouchant de voir louis XIV une seconde fois dans leur voisinage. l'empereur & l'espagne sollicitaient les treize cantons, de permettre au moins un passage libre à leurs troupes, pour secourir la franche-comté, demeurée sans défense par la négligence du ministére espagnol. le roi de son côté pressait les suisses de refuser ce passage; mais l'empire & l'espagne ne prodiguaient que des raisons & des priéres. le roi, avec un million d'argent comptant & une assurance de six-cent-mille livres, détermina les suisses à ce qu'il voulut. le passage fut refusé. louis, accompagné de son frére & du fils du grand condé, assiégea besançon. il aimait la guerre de siéges, & l'entendait bien; il laissait à condé & à turenne celle de campagne. d'ailleurs il n'assiégea jamais une ville, sans être moralement sûr de la prendre. louvois faisait si bien les préparatifs; les troupes étaient si bien fournies; vauban, qui conduisit [p. 203] presque tous les siéges, était un si grand maître dans l'art de prendre les villes, que la gloire du roi était en sûreté. vauban dirigea les attaques de besançon: elle fut prise en neuf jours; & au bout de six semaines, toute la franche-comté fut soumise au roi. elle est restée à la france, & semble y être pour jamais annéxée: monument de la faiblesse du ministére aûtrichien-espagnol, & de la force de celui de louis XIV.

[p. 191] CHAPITRE DIXIÉME.

Evacuation de la hollande. seconde conquête de la franche-comté.

On croit nécessaire de dire à ceux qui pourront lire cet ouvrage, qu'ils doivent se souvenir, que ce n'est point ici une simple relation de campagnes, mais plustôt une histoire des mœurs des hommes. assez de livres sont pleins de toutes les minuties des actions de guerre, & de ces détails de la fureur & de la misére humaine. le dessein de cet essai est de peindre les principaux caractéres de ces révolutions, & d'écarter la multitude des petits faits, pour laisser voir les seuls considérables, (et s'il se peut) l'esprit qui les a conduits.

La france fut alors au comble de sa [p. 192] gloire. le nom de ses généraux imprimait la vénération. ses ministres étaient regardés comme des génies supérieurs aux conseillers des autres princes; & louis était en europe comme le seul roi. en effet l'empereur léopold ne paraissait pas dans ses armées. charles second roi d'espagne, fils de philippe iv, sortait à peine de l'enfance. celui d'Angleterre ne mettait d'activité dans sa vie, que celle des plaisirs.

Tous ces princes & leurs ministres firent de grandes fautes. l'angleterre agit contre les principes de la raison d'état en s'unissant avec la france, pour élevèr une puissance que son intérêt était d'affaiblir.

L'empereur, l'empire, le conseil espagnol, firent encor plus mal, de ne pas s'opposer d'abord à ce torrent. enfin louis lui-même commit une aussi grande faute qu'eux tous, en ne poursuivant pas avec assez de rapidité des conquêtes si faciles. condé & turenne voulaient qu'on démolît la pluspart des places hollandaises. ils disaient que ce n'était point avec des garnisons que l'on prend des états, mais avec des armées; & qu'en conservant une ou deux places de guerre pour la retraite, on devait marcher rapidement à la conquête entiére. louvois au contraire [p. 193] voulait que tout fût place & garnison, c'était là son génie, & c'était aussi le goût du roi. louvois avait par là plus d'emplois à sa disposition; il étendait le pouvoir de son ministére; il s'applaudissait de contredire les deux plus grands capitaines du siécle. louis le crut, & se trompa comme il l'avoua depuis; il manqua le moment d'entrer dans la capitale de la hollande; il affaiblit son armée en la divisant dans trop de places; il laissa à son ennemi le tems de respirer. l'histoire des plus grands princes est souvent le récit des fautes des hommes.

Après le départ du roi, les affaires changérent de face. turenne fut obligé de marcher vers la westphalie, pour s'opposèr aux impériaux. le gouverneur de flandre monterey, sans être avoué du conseil timide d'espagne, renforça la petite armée du prince d'orange d'environ dix-mille hommes. alors ce prince fit tête aux français jusqu'à l'hivèr. c'était déja beaucoup de balancer la fortune. enfin l'hivèr vint. les glaces couvrirent les inondations de la hollande. luxembourg, qui commandait dans utrecht, fit un nouveau genre de guerre inconnu aux français, & mit la hollande dans un nouveau danger, aussi terrible que les précédens.

[p. 194] Il assemble une nuit prés de douze-mille fantassins tirés des garnisons voisines. on leur avait préparé des patins. il se met à leur tête, & marche sur la glace, vers leide & vers la haïe. un dégel survint. la haïe fut sauvée. son armée entourée d'eau, n'aiant plus de chemin ni de vivres, était prête à périr. il fallait, pour s'en retournèr à utrecht, marcher sur une digue étroite & fangeuse, où l'on pouvait à peine se trainer quatre de front. on ne pouvait arrivèr à cette digue, qu'en attaquant un fort, qui semblait imprenable sans artillerie. quand ce fort n'eût arrété l'armée qu'un seul jour, elle serait morte de faim & de fatigue. luxembourg était sans ressource. mais la fortune, qui avait sauvé la haïe, sauva son armée, par la lâcheté du commandant du fort, qui abandonna son poste sans aucune raison. il y a mille événemens dans la guerre, comme dans la vie civile, qui sont incompréhensibles: celui-là est de ce nombre. tout le fruit de cette entreprise fut une cruauté, qui acheva de rendre le nom français odieux dans ce païs. bodegrave & suvamerdam, deux bourgs considérables, riches & bien peuplés, semblables à nos villes de la grandeur médiocre, furent abandonnés au pillage des soldats, pour le prix de leur fatigue. [p. 195] ils mirent le feu à ces deux villes; & à la lueur des flammes, ils se livrérent à la débauche & à la cruauté. il est étonnant que le soldat français soit si barbare, étant commandé par ce prodigieux nombre d'officiers, qui ont avec justice la réputation d'être aussi humains que courageux. ce pillage fut si éxagéré, que plus de quarante ans après, j'ai vu les livres hollandais, dans lesquels on apprenait à lire aux enfans, retracer cette avanture, & inspirer la haine contre les français à des générations nouvelles.

[M] Cependant le roi agitait les cabinets de tous les princes par ses négociations. il gagna le duc de hanovre. l'électeur de brandebourg, en commençant la guerre, fit un traité, mais qui fut bientôt rompu. il n'y avait pas une cour en allemagne, où louis n'eût des pensionnaires. ses émissaires fomentaient en hongrie les troubles de cette province sévérement traitée par le conseil de vienne. l'argent fut prodigué au roi d'angleterre, pour faire encor la guerre à la hollande, malgré les cris de toute la nation anglaise, indignée de servir la grandeur de louis XIV, qu'elle eût voulu réprimer. l'europe était troublée par les armes & par les négociations de louis. enfin il ne put empécher que l'empereur, l'empire & l'espagne [p. 196] ne s'alliassent avec la hollande, & ne lui déclarassent solennellement la guerre. il avait tellement changé le cours des choses, que les hollandais, ses alliés naturels, étaient devenus les amis de l'espagne. l'empereur léopold envoiait des secours lents, mais il montrait une grande animosité. il est rapporté, qu'allant à égra voir les troupes qu'il y rassemblait, il communia en chemin; & qu'après la communion, il prit en main un crucifix, & appella dieu à témoin de la justice de sa cause. cette action eût été à sa place du tems des croisades: & la priére de léopold n'empécha point le progrès des armes du roi de france.

Il parut d'abord combien sa marine était déja perfectionnée. au lieu de trente vaisseaux qu'on avait joints l'année d'auparavant à la flote anglaise, on en joignit quarante sans compter les brûlots. les officiers avaient appris les manœuvres savantes des anglais, avec lesquels ils avaient combattu celles des hollandais leurs ennemis. c'était le duc d'yorck, depuis jacques second, qui avait inventé l'art de faire entendre les ordres sur mèr par les mouvemens divers des pavillons. avant ce tems, les français ne savaient pas rangèr une armée en bataille. leur expérience consistait à faire battre un [p. 197] vaisseau contre un vaisseau, non à en faire mouvoir plusieurs de concert, & à imiter sur la mèr les évolutions des armées de terre, dont les corps séparés se soûtiennent & se secourent mutuellement. ils firent à-peu-près comme les romains, qui en une année apprirent des carthaginois l'art de combattre sur mèr, & égalérent leurs maîtres.

Le vice-amiral d'étrée & son lieutenant martel, firent honneur à l'industrie militaire de la nation française, dans [M] trois batailles navales consécutives, qui se donnérent au mois de juin, entre la flote hollandaise & celle de france & d'angleterre. l'amiral ruiter fut plus admiré que jamais dans ces trois actions. d'étrée écrivit à colbert: «je voudrais avoir païé de ma vie la gloire que ruiter vient d'acquérir.» d'étrée méritait que ruiter eût ainsi parlé de lui. la valeur & la conduite furent si égales de tous côtés, que la victoire resta toûjours indécise.

Louis, aiant fait des hommes de mèr de ses français par les soins de colbert, perfectionna encor l'art de la guerre sur terre par l'industrie de vauban. il vint en personne assiéger mastricht dans le même tems que ces trois batailles navales se donnaient. mastricht était pour lui une clé des païs-bas & des provinces-unies; [p. 198] c'était une place forte défenduë par un gouverneur intrépide nommé farjaux, né français, qui avait passé au service d'espagne, & depuis à celui de hollande. la garnison était de cinq-mille hommes. vauban, qui conduisit ce siége, se servit pour la premiére fois des paralléles, inventées par des ingénieurs italiens au service des turcs devant candie. il y ajoûta les places d'armes, que l'on fait dans les tranchées, pour y mettre les troupes en bataille, & pour les mieux rallièr en cas de sorties. louis se montra dans ce siége plus éxact & plus laborieux qu'il ne l'avait été encor. il accoûtumait, par son éxemple, à la patience dans le travail, sa nation accusée jusqu'alors de n'avoir qu'un courage bouillant, que la fatigue épuise bientôt. [M] mastricht se rendit au bout de huit jours.

Pour mieux affermir encor la discipline militaire, il usa d'une sévérité qui parut même trop grande. le prince d'orange, qui n'avait eû, pour opposèr à ces conquêtes rapides, que des officiers sans émulation & des soldats sans courage, les avait formés à force de rigueurs, en faisant passer par la main du bourreau, ceux qui avaient abandonné leur poste. le roi emploia aussi les châtimens, la premiére fois qu'il perdit une place. un [p. 199] très brave officier, nommé du-pas, rendit naerden au prince d'orange. il ne tint à la vérité que quatre jours; mais il ne remit sa ville qu'après un combat de cinq heures, donné sur de mauvais ouvrages, & pour évitèr un assaut général, qu'une garnison faible & rebutée n'aurait point soûtenu. le roi, irrité du premièr affront que recevaient ses armes, fit condanner du-pas à être trainé par le bourreau dans utrecht, une pelle à la main, & son épée fut rompuë: ignominie peut-être inutile pour les officiers français, qui sont assez sensibles à la gloire, pour qu'on ne les gouverne pas par la crainte de la honte. il faut savoir, qu'à la vérité les provisions des commandans des places les obligent à soûtenir trois assauts; mais ce sont de ces loix qui ne sont jamais éxécutées.

Les soins du roi, le génie de vauban, la vigilance sévére de louvois, l'expérience & le grand art de turenne, l'active intrépidité du prince de condé; tout cela ne put réparer la faute qu'on avait faite de garder trop de places, d'affaiblir l'armée & de manquèr amsterdam.

Le prince de condé voulut envain percer dans le cœur de la hollande inondée. turenne ne put, ni mettre obstacle à la jonction de montécuculi & du prince [p. 200] d'orange, ni empécher le prince d'orange de prendre bonn. l'évêque de munster, qui avait juré la ruine des états-généraux, [M] fut attaqué lui-même par les hollandais.

Le parlement d'angleterre força son roi d'entrer sérieusement dans des négociations de paix, & de cesser d'être l'instrument mercenaire de la grandeur de la france. alors il fallut abandonner les trois provinces hollandaises, avec autant de promtitude qu'on les avait conquises. ce ne fut pas sans les avoir rançonnées: l'intendant robert tira de la seule province d'utrecht en un an seize-cent-soixante & huit-mille florins. on était si pressé d'évacuer le païs qu'on avait pris avec tant de rapidité, que vingt-huit-mille prisonniers hollandais furent rendus pour un écu par soldat. l'arc de triomphe de la porte saint-denis, & les autres monumens de la conquête, étaient à peine achevés, que la conquête était déja abandonnée. les hollandais, dans le cours de cette invasion, eûrent la gloire de disputer l'empire de la mèr, & l'adresse de transporter sur terre le théâtre de la guerre hors de leur païs. louis XIV passa dans l'europe pour avoir joui, avec trop de précipitation & trop de fierté, de l'éclat d'un triomphe passager. le fruit de cette [p. 201] entreprise fut d'avoir une guerre sanglante à soûtenir contre l'espagne, l'empire & la hollande réunis, d'être abandonné de l'angleterre, & enfin de munster, de cologne même, & de laisser dans les païs qu'il avait envahis & quittés, plus de haine que d'admiration pour lui.

Le roi tint seul contre tous les ennemis qu'il s'était faits. la prévoiance de son gouvernement & la force de son état, parurent bien davantage encor, lorsqu'il fallut se défendre contre tant de puissances liguées & contre de grands généraux, que quand il avait pris en voiageant la flandre française, la franche-comté & la moitié de la hollande, sur des ennemis sans défense.

On vit surtout quel avantage un roi absolu, dont les finances sont bien administrées, a sur les autres rois; il fournit à la fois une armée d'environ vingt-trois-mille hommes à turenne contre les impériaux, une de quarante-mille à condé contre le prince d'orange: un corps de troupes était sur la frontiére du roussillon: une flote chargée de soldats alla porter la guerre aux espagnols jusques dans messine: lui-même marcha pour se rendre maître une seconde fois de la franche-comté. il se défendait, & il attaquait par-tout en même-tems.

[p. 202] D'abord, dans son entreprise sur la franche-comté, la supériorité de son gouvernement parut toute entiére. il s'agissait de mettre dans son parti, ou du moins d'endormir les suisses, nation aussi redoutable que pauvre, toûjours armée, toûjours jalouse à l'excès de sa liberté, invincible sur ses frontiéres, murmurant déja & s'effarouchant de voir louis XIV une seconde fois dans leur voisinage. l'empereur & l'espagne sollicitaient les treize cantons, de permettre au moins un passage libre à leurs troupes, pour secourir la franche-comté, demeurée sans défense par la négligence du ministére espagnol. le roi de son côté pressait les suisses de refuser ce passage; mais l'empire & l'espagne ne prodiguaient que des raisons & des priéres. le roi, avec un million d'argent comptant & une assurance de six-cent-mille livres, détermina les suisses à ce qu'il voulut. le passage fut refusé. louis, accompagné de son frére & du fils du grand condé, assiégea besançon. il aimait la guerre de siéges, & l'entendait bien; il laissait à condé & à turenne celle de campagne. d'ailleurs il n'assiégea jamais une ville, sans être moralement sûr de la prendre. louvois faisait si bien les préparatifs; les troupes étaient si bien fournies; vauban, qui conduisit [p. 203] presque tous les siéges, était un si grand maître dans l'art de prendre les villes, que la gloire du roi était en sûreté. vauban dirigea les attaques de besançon: elle fut prise en neuf jours; & au bout de six semaines, toute la franche-comté fut soumise au roi. elle est restée à la france, & semble y être pour jamais annéxée: monument de la faiblesse du ministére aûtrichien-espagnol, & de la force de celui de louis XIV.