ISSN 2271-1813

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Dictionnaire de la presse française pendant la Révolution 1789-1799

C O M M A N D E R

   

Dictionnaire des journaux 1600-1789, sous la direction de Jean Sgard, Paris, Universitas, 1991: notice 484

LE GAZETIER CUIRASSÉ (1771)

1Titres Le Gazetier cuirassé ou anecdotes scandaleuses de la Cour de France.

Théveneau de Morande a publié la même année deux autres pamphlets qui se présentent comme des «suites» du Gazetier cuirassé: 1) Mélanges confus sur des matières fort claires, par l'auteur du «Gazetier cuirassé», «Imprimé sous le soleil» (Londres, 1771, VIII-82 p.). 2) Le Philosophe cynique, pour servir de suite aux «Anecdotes scandaleuses de la Cour de France», «Imprimé dans une isle qui fait trembler la terre ferme» (Londres, 1771, XVI-94-XX p.). Dès 1771, ces deux suites sont publiées conjointement avec le Gazetier cuirassé, et elles sont par la suite le plus souvent incorporées aux rééditions du Gazetier cuirassé (M.S., 15 août 1771; cf. les rééditions de Londres, 1771, 1772, 1777).

2Dates Un volume in-8º de 154 p. avec errata, publié en août 1771.

3Description Planche frontispice qui représente «le gazetier vêtu en espèce de hussard, un petit bonnet pointu sur la tête, le visage animé d'un rire sardonique, et dirigeant de droite et de gauche les canons, les bombes, et toute l'artillerie dont il est environné»; «les feuilles qui voltigent à travers la foudre au dessus de l'homme armé, sont des lettres de cachet, dont il est garanti par la seule fumée de son artillerie qui les empêche d'arriver jusqu'à lui; les mortiers auxquels il met le feu sont destinés à porter la vérité sur tous les gens vicieux qu'elle écrase pour en faire des exemples» (M.S., 15 août 1771; avant-propos).

4Publication «Imprimé à cent lieues de la Bastille, à l'enseigne de la liberté» [Londres], 1771.

5Collaborateurs Charles THÉVENEAU DE MORANDE.

7Exemplaires B.N., 8º Lb38 1270 (1).

8Bibliographie H.G.P., t. I, p. 188.

Historique Connu pour être un «mauvais sujet d'académie», un «libertin dangereux» vivant d'«intrigues et d'escroqueries», Théveneau de Morande est enfermé à For-l'Evêque en février 1765, puis de nouveau en juin 1768, avant d'être transféré à la Maison des Bons-Fils d'Armentières: devant ses dépenses et ses excès, son père, notaire à Arnay-le-Duc, s'était finalement résolu à demander des ordres du roi contre lui (Archives de la Bastille, t. XII, p. 475, 479-484). Remis en liberté en juillet 1769, menacé à nouveau d'être arrêté pour escroquerie (ibid., t. XII, p. 489), Morande s'enfuit à Bruxelles, puis à Ostende d'où il gagne l'Angleterre. A Londres, où il s'installe, il fait bientôt partie de la petite colonie de réfugiés et d'aventuriers français qui se réunit d'ordinaire chez le libraire Boissière, l'un des animateurs de cette «fabrique de libelles» qui inonde alors l'Europe de ses produits (P. Robiquet, Théveneau de Morande, Paris, 1882, p. 61). Sans ressources, «pressé par la misère», Morande entreprend à son tour de vivre de sa plume et de faire «un métier du libelle» (Brissot, Mémoires, 1830, t. II, p. 177).

Le Gazetier cuirassé, qu'il fait paraître en août 1771, fut, selon lui, «conçu, écrit, copié, imprimé et publié en dix-sept jours» (Réplique à Brissot, cité par Robiquet, p. 25, note 1). «Gazetier» dans la mesure où il traite de l'actualité, «cuirassé» pour partir en guerre contre les «gens vicieux» qu'il veut écraser sous les coups de mortier de «la Vérité», Morande adopte pour son «ramas d'anecdotes», l'expression est de lui, une formule qui pastiche la forme de présentation des nouvelles dans les journaux et les «nouvelles à la main» de l'époque: les anecdotes, racontées en de courts paragraphes, sont mises bout à bout et réparties dans différentes rubriques: «Nouvelles politiques» (p. 13-72); «Nouvelles apocryphes» (p. 75-87); «Nouvelles secrètes» (p. 88-110); «Nouvelles extraordinaires» (p. 111-122); suivies des «Clefs des anecdotes et nouvelles» (p. 123-154).

Tout en affirmant mener son combat au nom de la vérité, le Gazetier cuirassé ne s'astreint pas à être vrai. Morande lui-même prévient son lecteur qu'il ajoute, «décore», que certaines des «nouvelles [qu']il donne pour vraies sont tout au plus vraisemblables, et que dans le nombre même il s'en trouvera dont la fausseté est évidente» (p. 3). Les lois du genre, celles du pamphlet comme celles de la «chronique scandaleuse», aussi bien d'ailleurs que le profit financier escompté, expliquent ce recours à la «décoration», à la surenchère dans le piquant, le grossier, le scandaleux. «Philosophe cynique» comme il se nomme lui-même, Morande sait que le succès de sa publication ne peut être qu'un succès de scandale. Mais il est aussi animé d'une véritable rage destructrice contre un ordre social qu'il hait et dont il entreprend de révéler «les horreurs souterraines» ou d'embellir les «secrets de coulisse» pour mieux en saper les fondements. Dans la guerre sans quartier qu'il déclare à toutes les formes du «despotisme des gens en place», la fin servira de justification, si nécessaire, aux moyens employés.

La France dont le Gazetier cuirassé dresse le tableau, est un pays à la dérive, livré à l'arbitraire et à la violence: si on le fait «en secret et adroitement», le nouvel «usage du monde» permet de forcer, d'enlever, d'assassiner, et «on se pend, on se poignarde, on se brûle la cervelle en France plus fort que jamais», les rues et les «grands chemins royaux» étant d'autant plus infectés de «brigands» que «leurs chefs sont en place» (G.C., p. 17, 59, 67, 135). Le chancelier de Maupéou agit persuadé qu'un «état monarchique [...] est un état où le prince a le droit de vie ou de mort sur ses sujets, où il est le propriétaire de toutes les fortunes de son royaume, où l'honneur est fondé sur des principes arbitraires, ainsi que l'équité qui doit toujours obéir aux intérêts du souverain» (Mélanges, p. 2-3). Le duc d'Aiguillon prouve par sa conduite qu'«aujourd'hui un pair (de France) peut empoisonner, ruiner une province, suborner des témoins (impunément), pourvu qu'il ait l'art de faire sa cour et de bien mentir». La comtesse du Barry, «production monacale» éduquée sous les lanternes de Paris et au «séminaire du Palais-Royal», règne en «grande maîtresse» des «vestales» d'une cour où Mme Gourdan a un tabouret (G.C., p. 51, 57-58, 80, 137-140). Quant au roi, marionnette dirigée par ses vices et ses ministres, il n'a plus que «la liberté de coucher avec sa maîtresse et de caresser ses chiens» (p. 50); égarés, le sceptre et la main de justice viennent d'être retrouvés sur «la toilette d'une jolie femme appelée comtesse qui s'en sert pour amuser son chat» (Le Philosophe cynique, p. 43-44).

Pour Morande, despotisme, dégradation morale, perversion vont de pair, se suscitant et se renforçant l'un l'autre. La France n'est plus qu'un pays de prisons et de «maisons de plaisance», «magasins pour les menus plaisirs du roi» et des «grands», un pays gangrené à l'image de ses élites, des élites dégénérées et corrompues qui n'hésitent devant aucune cruauté pour conserver leur pouvoir ou leur vie (une machine permettant de pendre en série, rapidement et efficacement, vient d'être mise au point); et pour essayer de trouver un remède aux «petites inquiétudes de santé» qui rongent le roi et la noblesse, on expérimente à Bicêtre sur des «malheureux qui sont dans le même cas» et sur lesquels on fait des «essais [...] jusqu'à la mort inclusivement» (G.C., p. 74).

«Ouvrage de ténèbres», selon l'expression de Voltaire (Questions sur l'Encyclopédie, art. «Quisquis»), le Gazetier cuirassé ne respecte rien. Expression exacerbée d'une haine viscérale pour l'ancien régime et ses élites, il en entreprend la destruction systématique. Il «désacralis[e] ses symboles, [...] détrui[t] les mythes qui le légitimaient aux yeux du public», montre que «la maladie sociale qui pourri[t] la société française [a] sa source au sommet», afin de propager un «contre-mythe», celui du «despotisme dégénéré» (R. Darnton, Bohème littéraire et révolution, Paris, Gallimard, 1983, p. 30-31).

Dès sa publication, ce «pamphlet allégorique, satirique et licencieux» attire la «curiosité des amateurs», et l'édition clandestine qui en circule aussitôt en France, édition qui contient également les deux «suites» écrites la même année, les Mélanges confus sur des matières fort claires et le Philosophe cynique, se vend «fort chère» et est «très recherchée» (M.S., 10 août 1771). Dès la fin de 1771, «plusieurs ballots» d'une «seconde édition» imprimée à Genève, sont également introduits en France (Voltaire, Best. D17528, note 2). Succès de scandale, succès de librairie, le Gazetier cuirassé fait connaître Morande et l'enrichit, sa vente lui aurait rapporté plus de «mille guinées». Ce succès l'encourage à continuer dans cette voie et à tirer profit de la «spéculation sur les libelles», menaçant par exemple «certaines personnes opulentes [...] d'imprimer des anecdotes secrètes et scandaleuses sur leurs comptes si elles ne subiss[ent] pas la rançon qu'il leur impos[e]» (Brissot, t. II, p. 191; M.S., 15 avril 1774). Passé maître dans l'art de la rédaction et du «commerce» de pamphlets, s'enrichissant en vendant ses écrits ou son silence, Morande devient alors très vite l'un des libellistes les plus redoutés de l'ancien régime, comme le montrent par exemple les négociations menées par Beaumarchais au nom de la Cour pour racheter le manuscrit des Mémoires secrets d'une femme publique qui s'en prenaient à la comtesse du Barry (Robiquet, p. 54; DP2, art. «Théveneau de Morande»).

Au début de la Révolution, un journal portant le titre de Gazetier cuirassé, et qu'il ne faut pas confondre avec le pamphlet de Morande, sera publié brièvement à Paris (1790, 12 numéros; Walter, Catalogue de l'histoire de la Révolution française, Paris, 1943, p. 487). Son auteur, nouveau «Brutus», se donne pour tâche de «démasquer» de sa «plume patriotique» les «tyrans», les «traîtres» et les «scélérats aristocrates», et de «conjurer sur [leurs] têtes les malédictions des braves patriotes». «A qui devons-nous, remarque-t-il, le prodige de la révolution, si ce n'est à la plume [d']écrivains philosophes et intrépides» comme l'ancien «gazetier cuirassé» (p. 1, 9)? Morande, lui, est toujours à Londres, et il ne rentre en France qu'à la fin du mois de mai 1791. Dès le début du mois suivant, il fait paraître l'Argus patriote (9 juin - 5 sept. 1791, 25 numéros; Walter, 108), journal hebdomadaire qui, contre «le parti républicain» et «le parti aristocratique», va défendre, au nom de la raison et de la modération, le roi et le principe d'une monarchie constitutionnelle. Beaumarchais avait, il est vrai, réussi à transformer l'«audacieux braconnier» en un «excellent garde-chasse» (Robiquet, p. 54; DP2).

Alain NABARRA

 


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© Universitas 1991-2024, ISBN 978-2-84559-070-0 (édition électronique)