ISSN 2271-1813

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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
Préparée et présentée par Ulla Kölving

 

[p. 379] CHAPITRE DIXNEUVIÉME.

Pertes en espagne: pertes des batailles de ramillies & de turin, & leurs suites.

Un des premiers exploits de ces troupes anglaises, fut de prendre gibraltar, qui passait avec raison pour imprenable. une longue chaîne de rochers escarpés en défendent toute approche du côté de terre: l'entrée de la mèr est inaccessible aux grands navires. une baye longue, mal sûre & orageuse, y laisse les vaisseaux exposés aux tempêtes & à l'artillerie de la forteresse & du mole: les bourgeois seuls de cette ville la défendraient contre [p. 380] mille vaisseaux & cent-mille hommes. mais cette force même fut la cause de sa prise. il n'y avait que cent hommes de garnison; c'en était assez: mais ils négligeaient un service qu'ils croïaient inutile. le prince de hesse avait débarqué avec dix huit-cent soldats dans l'isthme qui est au nord derriére la ville; mais de ce côté-là, un rocher escarpé rend la ville inattaquable. la flote tira envain quinze-mille coups de canon. enfin des matelots, dans une de leurs réjouissances, s'approchérent dans des barques sous le mole, dont l'artillerie devait les foudroier; elle ne joua point. [M] ils montent sur le mole; ils s'en rendent maîtres: les troupes y accourent; il falut que cette ville imprenable se rendît. elle est encor aux anglais dans le tems que j'écris. l'espagne, redevenuë une puissance sous le gouvernement de la princesse de parme, seconde femme de philippe cinq & victorieuse depuis en afrique & en italie, voit encor, avec une douleur impuissante, gibraltar aux mains d'une nation septentrionale, dont les vaisseaux fréquentaient à peine, il y a deux siécles, la mèr méditerranée.

Immédiatement après la prise de gibraltar, les anglais, maîtres de cette mèr, donnérent, à la vuë de malaga, une bataille [p. 381] navale au comte de toulouse amiral de france: [M] bataille indécise à la vérité; mais derniére époque de la puissance maritime de louis XIV. son fils naturel, le comte de toulouse, amiral du roiaume, y commandait cinquante vaisseaux de ligne & vingt-quatre galéres. il se retira avec gloire, & sans perte. mais depuis, le roi aiant envoié treize vaisseaux pour attaquer gibraltar, [M] tandis que le maréchal de tessé l'assiégeait par terre, cette double témérité perdit à la fois & l'armée & la flote. une partie des vaisseaux fut brisée par la tempête: une autre, prise par les anglais à l'abordage, après une résistance admirable; une autre brûlée sur les côtes d'espagne. depuis ce jour on ne vit plus de grandes flotes françaises, ni dans l'océan, ni dans la méditerranée. la marine rentra presque dans l'état dont louis XIV l'avait tirée, ainsi que tant d'autres choses éclatantes, qui ont eû sous lui leur orient & leur couchant.

Ces mêmes anglais, qui avaient pris pour eux gibraltar, conquirent en six semaines, le roïaume de valence & de catalogne pour l'archiduc charles. ils prirent barcelone, par un hazard qui fut l'effet de la témérité des assiégeans.

Les anglais étaient sous les ordres d'un [p. 382] des plus singuliers hommes, qu'ait jamais porté ce païs si fertile en esprits fièrs, courageux & bizarres. c'était le comte de péterborough, homme qui ressemblait en tout à ces héros, dont l'imagination des espagnols a rempli tant de livres. à quinze ans, il était parti de londres pour aller faire la guerre aux mores en afrique. il avait, à vingt-ans, commencé la révolution d'angleterre, & s'était rendu le premier en hollande auprès du prince d'orange: mais de peur qu'on ne soupçonnât la raison de son voiage, il s'était embarqué pour l'amérique; & de-là il était allé à la haie sur un vaisseau hollandais. il donna tout son bien plus d'une fois. il faisait alors la guerre en espagne presque à ses dépens, & nourrissait l'archiduc & toute sa maison. c'était lui qui assiégeait barcelone avec le prince de7 darmstadt. il lui propose d'emporter, l'épée à la main, les retranchemens qui couvrent le fort mont-joui & la ville. ces retranchemens, où le prince de darmstadt périt, sont emportés l'épée à la main. une bombe créve dans le fort [p. 383] sur le magazin des poudres, & le fait sauter: le fort est pris: la ville capitule. le vice-roi parle à péterborough à la porte de la ville. les articles n'étaient pas encor signés, quand on entend tout à coup des cris & des hurlemens. vous nous trahissez, dit le vice-roi à péterborough: nous capitulons avec bonne foi, & voilà vos anglais qui sont entrés dans la ville par les remparts. ils égorgent; ils pillent, & ils violent. «vous vous méprenez, répondit mylord péterborough; il faut que ce soit des troupes du prince de darmstadt. il n'y a qu'un moien de sauver votre ville, c'est de me laissèr entrer sur le champ avec mes anglais: j'appaiserai tout, & je reviendrai à la porte achever la capitulation.» il parlait d'un ton de vérité & de grandeur, qui joint au danger présent, persuada le gouverneur: on le laissa entrer. il court avec ses officiers: il trouve des allemans & des catalans, qui saccageaient les maisons des principaux citoiens; il les chasse; il leur fait quitter le butin qu'ils enlevaient: il rencontre la duchesse de popoli entre les mains des soldats, prête à être déshonorée; il la rend à son mari. enfin, aiant tout appaisé, il retourne à cette porte, & signe la capitulation. les espagnols étaient confondus [p. 384] de voir tant de magnanimité dans des anglais, que la populace avait pris pour des barbares impitoiables, parce qu'ils étaient hérétiques.

A la perte de barcelone se joignit encor l'humiliation de vouloir inutilement la reprendre. philippe V, qui avait pour lui la plus grande partie de l'espagne, n'avait ni généraux, ni ingénieurs, ni presque de soldats. la france fournissait tout. le comte de toulouse revient bloquer le port, avec vingt cinq vaisseaux qui restaient à la france. le maréchal de tessé forme le siége, avec trente & un escadrons & trente-sept bataillons. mais la flote anglaise arrive: la française se retire: le maréchal de tessé léve le siége avec précipitation. il laisse dans son camp des provisions immenses: [M] il fuit & abandonne quinze-cent blessés à l'humanité du comte péterborough. toutes ces pertes étaient grandes: on ne savait, s'il en avait plus coûté auparavant à la france pour vaincre l'espagne, qu'il lui en coûtait alors pour la secourir. toutefois le petit-fils de louis XIV se soûtenait, par l'affection de la nation castillane, qui met son orgueil à être fidéle, & qui persistait dans son choix. les affaires allaient bien en italie. louis XIV était vengé du duc de savoie. le duc [p. 385] de vendôme avait d'abord repoussé avec gloire le prince eugéne, [M] à la journée de cassano près de l'adda: journée sanglante, & l'une de ces batailles indécises pour lesquelles on chante des deux côtés des te deum; mais qui ne servent qu'à la destruction des hommes, sans avancer les affaires d'aucun parti. après la bataille de cassano, [M] il avait gagné pleinement celle de cassinato, en l'absence du prince eugéne; & ce prince, étant arrivé le lendemain de la bataille, avait vu encor un détachement de ses troupes entiérement défait. enfin les alliés étaient obligés de céder tout le terrain au duc de vendôme. il ne restait plus guéres que turin à prendre. on allait l'investir: il ne paraissait pas possible qu'on le secourût. le maréchal de villars, vers l'allemagne, poussait le prince de bade. villeroi commandait en flandre une armée de quatre-vingt-mille hommes; & il se flattait de réparer contre Marleborough, le malheur qu'il avait essuié en combattant le prince eugéne. son trop de confiance en ses propres lumiéres, fut plus que jamais funeste à la france. près de la méhaigne & vers les sources de la petite ghette, le maréchal de villeroi avait campé son armée. le centre tait [errata: était] à ramillies, village devenu aussi fameux qu'hochstet.

[p. 386] Villeroi eût pu éviter la bataille. les officiers généraux lui conseillaient ce parti; mais le désir aveugle de la gloire l'emporta. il fit, à ce qu'on prétend, la disposition, de maniére qu'il n'y avait pas un homme d'expérience, qui ne prévît le mauvais succès. des troupes de recruë, ni disciplinées, ni complettes, étaient au centre: il laissa les bagages entre les lignes de son armée; il posta sa gauche derriére un marais, comme s'il eût voulu l'empécher d'allèr à l'ennemi.

Marleborough, qui remarquait toutes ces fautes, arrange son armée pour en profiter. il voit que la gauche de l'armée française ne peut allèr attaquer sa droite: il dégarnit aussitôt cette droite, pour fondre vers ramillies avec un nombre supérieur. monsieur de gassion lieutenant-général, qui voit ce mouvement des ennemis, crie au maréchal: «vous êtes perdu, si vous ne changez votre ordre de bataille. dégarnissez votre gauche, pour vous opposèr à l'ennemi à nombre égal. faites rapprocher vos lignes davantage. si vous tardez un moment, il n'y a plus de ressource.» plusieurs officiers appuiérent ce conseil salutaire. le maréchal ne les crut pas. marleborough attaque. il avait à faire à des ennemis, rangés en bataille comme il les eût voulu poster [p. 387] lui-même pour les vaincre. voilà ce que toute la france a dit; & l'histoire est en partie le récit des opinions des hommes: mais ne devait-on pas dire aussi, que les troupes des alliés étaient mieux disciplinées; que leur confiance en leurs chefs & en leurs succès passés, leur inspirait plus d'audace? n'y eut-il pas des régimens français, qui firent mal leur devoir? & les bataillons les plus inébranlables au feu, ne font-ils pas la destinée des états? l'armée française ne résista pas une demi-heure. on s'était battu près de huit heures à hochstet, & on avait tué près de huit-mille hommes aux vainqueurs; mais à la journée de ramillies, on ne leur en tua pas deux-mille-cinq-cent: ce fut une déroute totale: les français y perdirent vingt-mille hommes, & la gloire de la nation, & l'espérance de reprendre l'avantage. la baviére, cologne, avaient été perduës par la bataille d'hochstet; toute la flandre espagnole le fut par celle de ramillies. marleborough entra victorieux dans anvers, dans bruxelles: il prit ostende: menin se rendit à lui.

Le maréchal de villeroi, au désespoir, n'osait écrire au roi cette défaite. il resta cinq jours sans envoier de couriers. enfin il écrivit la confirmation de cette nouvelle, qui consternait déja la cour de [p. 388] france. & quand il reparut devant le roi; ce monarque, au lieu de lui faire des reproches, lui dit: monsieur le maréchal, on n'est pas heureux à notre âge.

Le roi tire aussitôt le duc de vendôme d'italie, où il ne le croiait pas nécessaire, pour l'envoièr en flandre réparer, s'il est possible, ce malheur. il espérait du moins avec apparence de raison, que la prise de turin le consolerait de tant de pertes. le prince eugéne n'était pas à portée de paraître, pour secourir cette ville. il était au de-là de l'adige; & ce fleuve, bordé en deçà d'une longue chaîne de retranchemens, semblait rendre le passage impraticable. cette grande ville était assiégée par quarante-six escadrons & cent bataillons.

Le duc de la feuillade, qui les commandait, était l'homme le plus brillant & le plus aimable du roiaume: & quoique gendre du ministre, il avait pour lui la faveur publique. il était fils de ce maréchal de la feuillade, qui érigea la statuë de louis XIV dans la place des victoires. on voiait en lui le courage de son pére, la même ambition, le même éclat, avec plus d'esprit. il attendait, pour récompense de la conquête de turin, le bâton de maréchal de france. chamillard son beau-pére, qui l'aimait tendrement, [p. 389] avait tout prodigué pour lui assûrer le succès. l'imagination est effraiée du détail des préparatifs de ce siége. les lecteurs, qui ne sont point à portée d'entrer dans ces discussions, seront peut-être bien aises de trouvèr ici quel fut cet immense & inutile appareil.

On avait fait venir cent-quarante piéces de canon; & il est à remarquer, que chaque canon monté revient à environ deux mille écus. il y avait cent-dix-mille boulets, cent-six-mille cartouches d'une façon & trois-cent-mille d'une autre, vingt & un mille bombes, vingt-sept-mille-sept-cent grenades, quinze-mille sacs à terre, trente-mille instrumens pour le pionnage, douze-cent-mille livres de poudre. ajoûtez à ces munitions, le plomb, le fèr & le fèr-blanc, les cordages, tout ce qui sert aux mineurs, le soufre, le salpétre, les oûtils de toute espéce. il est certain, que les frais de tous ces préparatifs de déstruction, suffiraient pour fondèr & pour faire fleurir la plus nombreuse colonie.

Le duc de la feuillade, plein d'ardeur & d'activité, plus capable que personne des entreprises qui ne demandaient que du courage, mais incapable de celles qui demandaient de l'art, de la méditation & du tems, pressait ce siége contre [p. 390] toutes les régles. le maréchal de vauban, le seul général peut-être qui aimât mieux l'état que soi-même, avait proposé au duc de la feuillade, de venir diriger le siége comme un ingénieur, & de servir dans son armée comme volontaire; mais la fierté de la feuillade prit les offres de vauban, pour de l'orgueil caché sous de la modestie. il fut piqué, que le meilleur ingénieur de l'europe lui voulût donner des avis. il lui manda, dans une lettre que j'ai vuë: j'espére prendre turin à la cohorn. ce cohorn était le vauban des alliés, bon ingénieur, bon général, & qui avait pris plus d'une fois des places fortifiées par vauban. après une telle lettre, il fallait prendre turin: mais l'aiant attaqué par la citadelle, qui était le côté le plus fort, & n'aiant pas même entouré toute la ville; des secours, des vivres pouvaient y entrer: le duc de savoie pouvait en sortir: & plus le duc de la feuillade mettait son impétuosité dans des attaques réitérées & infructueuses, plus le siége traînait en longueur.

Le duc de savoie sortit de la ville avec quelques troupes de cavalerie, pour donner le change au duc de la feuillade. celui-ci se détache du siége pour courir après le prince, qui, connaissant mieux le terrain, échape à ses poursuites. la [p. 391] feuillade manque le duc de savoie, & la conduite du siége en souffre.

Presque tous les historiens ont assuré que le duc de la feuillade ne voulait point prendre turin, ils prétendent qu'il avait juré à madame la duchesse de bourgogne de respecter la capitale de son pére. ils débitent que cette princesse engagea madame de maintenon à faire prendre toutes les mesures qui furent le salut de cette ville. il est vrai que presque tous les officiers de cette armée en ont été longtems persuadés; mais c'était un de ces bruits populaires qui décréditent le jugement des nouvellistes, & qui deshonorent les histoires. il eût été d'ailleurs bien contradictoire que le même général eût voulu manquer turin, & prendre le duc de savoie.8

Depuis le treize mai jusqu'au vingt juin, le duc de vendome au bord de l'adige favorisait ce siége; & il comptait, avec soixante & dix bataillons & soixante escadrons, fermer tous les passages au prince eugéne.

Le général des impériaux manquait d'hommes & d'argent. les merciers de londres lui prétérent environ six-millions [p. 392] de nos livres: il fit enfin venir des troupes des cercles de l'empire. la lenteur de ces secours eût dû perdre l'italie; mais la lenteur du siége de turin était encor plus grande.

Vendôme était déja nommé, pour aller réparer les pertes de la flandre. mais avant de quitter l'italie, il souffre que le prince eugéne passe l'adige: il lui laisse traverser le canal blanc, enfin le pô même, fleuve plus large & en quelques endroits plus difficile que le rhône. le général français ne quitta les bords du pô, qu'après avoir vu le prince eugéne en état de pénétrer jusqu'auprès de turin. ainsi il laissa les affaires dans une grande crise en italie; tandis qu'elles paraissaient désespérées en flandre, en allemagne & en espagne.

Le duc de vendôme va donc rassembler vers mons les débris de l'armée de villeroi; & le duc d'orléans, neveu de louis XIV, vient commander vers le pô les troupes du duc de vendôme. ces troupes étaient en désordre, comme si elles avaient été battuës. eugéne avait passé le pô à la vuë de vendôme: il passe le tanaro aux yeux du duc d'orléans; il prend carpi, corregio, reggio; il dérobe une marche aux français; enfin il joind le duc de savoie auprès d'asti. tout ce que put faire le duc [p. 393] d'orléans, ce fut de venir joindre le duc de la feuillade au camp devant turin. le prince eugéne le suit en diligence. il y avait alors deux partis à prendre: celui d'attendre le prince eugéne dans les lignes de circonvallation; ou celui de marchèr à lui, lorsqu'il était encor auprès de veillane. le duc d'orléans assemble un conseil de guerre: ceux qui le composaient, étaient le maréchal de marsin, celui-là même qui avait perdu la bataille d'hochstet, le duc de la feuillade, albergoti, saint-frémont & d'autres lieutenans-généraux. «messieurs, leur dit le duc d'orléans, si nous restons dans nos lignes, nous perdons la bataille. notre circonvallation est de cinq lieuës d'étenduë: nous ne pouvons border tous ces retranchemens. vous voiez ici le régiment de la marine, qui n'est que sur deux hommes de hauteur: là, vous voiez des endroits entiérement dégarnis. la doire, qui passe dans notre camp, empéchera nos troupes de se porter mutuellement de promts secours. quand le français attend qu'on l'attaque, il perd le plus grand de ses avantages; cette impétuosité & ces premiers momens d'ardeur, qui décident si souvent du gain des batailles. croiez moi, il faut marchèr à l'ennemi.» [p. 394] tous les lieutenans-généraux répondirent, il faut marcher. alors le maréchal de marsin tire de sa poche un ordre du roi, par lequel on devait déférèr à son avis en cas d'action; & son avis fut de rester dans les lignes.

Le duc d'orléans indigné vit qu'on ne l'avait envoié à l'armée, que comme un prince du sang, & nom comme un général; & forcé de suivre le conseil du maréchal de marsin, il se prépara à ce combat si désavantageux.

Les ennemis paraissaient vouloir formèr à la fois plusieurs attaques. leurs mouvemens jettaient l'incertitude dans le camp des français. monsieur le duc d'orléans voulait une chose; marsin & la feuillade une autre: on disputait; on ne concluait rien. enfin on laisse les ennemis passer la doire. ils avancent sur huit colonnes de vingt-cinq hommes de profondeur. il faut dans l'instant leur opposer des bataillons d'une épaisseur assez forte.

Albergoti, placé loin de l'armée sur la montagne des capucins, avait avec lui vingt-mille hommes, & n'avait en tête que des milices, qui n'osaient l'attaquer. on lui envoie demander douze-mille hommes. il répond qu'il ne peut se dégarnir: il donne des raisons spécieuses. on [p. 395] les écoute: le tems se perd. [M] le prince eugéne attaque les retranchemens, & au bout de deux heures il les force. le duc d'orléans blessé s'était retiré pour se faire panser. à peine était-il entre les mains des chirurgiens, qu'on lui apprend que tout est perdu; que les ennemis sont maîtres du camp; & que la déroute est générale. aussitôt il faut fuir: les lignes, les tranchées sont abandonnées; l'armée dispersée. tous les bagages, les provisions, les munitions, la caisse militaire, tombent dans les mains du vainqueur. le maréchal de marsin blessé à la cuisse est fait prisonnier. un chirurgien du duc de savoie lui coupa la cuisse; & le maréchal mourut quelques momens après l'opération. le chevalier méthuen, ambassadeur d'angleterre auprès du duc de savoie, le plus généreux, le plus franc & le plus brave homme de son païs, qu'on ait jamais emploié dans les ambassades, avait toûjours combattu à côté de ce souverain. il avait vu prendre le maréchal de marsin, & il fut témoin de ses derniers momens. il m'a raconté que marsin lui dit ces propres mots: croiez au moins, monsieur, que ça été contre mon avis, que nous vous avons attendu dans nos lignes. ces paroles semblaient contredire formellement ce qui s'était passé dans le conseil de [p. 396] guerre, & elles étaient pourtant vraies: c'est que le maréchal de marsin, en prenant congé à versailles, avait représenté au roi qu'il fallait allèr aux ennemis, en cas qu'ils parussent pour secourir turin: mais chamillard, intimidé par les défaites précédentes, avait fait décider qu'on devait attendre & non présenter la bataille; & cet ordre, donné dans versailles, fut cause que soixante-mille hommes furent dispersés. les français n'avaient pas eû plus de deux-mille hommes tués dans cette bataille. mais on a déja vu que le carnage fait moins que la consternation. l'impossibilité de subsister, qui ferait retirèr une armée après la victoire, ramena vers le dauphiné les troupes après la défaite. tout était si en désordre, que le comte de médavy-grancey, qui était alors dans le mantouan avec un corps de troupes, & qui battit à castiglione les impériaux, commandés par le landgrave de hesse, depuis roi de suéde, [M] ne remporta qu'une victoire inutile, quoique complette. on perdit en peu de tems le milanais, le mantouan, le piémont, & enfin le roiaume de naples.

[p. 379] CHAPITRE DIXNEUVIÉME.

Pertes en espagne: pertes des batailles de ramillies & de turin, & leurs suites.

Un des premiers exploits de ces troupes anglaises, fut de prendre gibraltar, qui passait avec raison pour imprenable. une longue chaîne de rochers escarpés en défendent toute approche du côté de terre: l'entrée de la mèr est inaccessible aux grands navires. une baye longue, mal sûre & orageuse, y laisse les vaisseaux exposés aux tempêtes & à l'artillerie de la forteresse & du mole: les bourgeois seuls de cette ville la défendraient contre [p. 380] mille vaisseaux & cent-mille hommes. mais cette force même fut la cause de sa prise. il n'y avait que cent hommes de garnison; c'en était assez: mais ils négligeaient un service qu'ils croïaient inutile. le prince de hesse avait débarqué avec dix huit-cent soldats dans l'isthme qui est au nord derriére la ville; mais de ce côté-là, un rocher escarpé rend la ville inattaquable. la flote tira envain quinze-mille coups de canon. enfin des matelots, dans une de leurs réjouissances, s'approchérent dans des barques sous le mole, dont l'artillerie devait les foudroier; elle ne joua point. [M] ils montent sur le mole; ils s'en rendent maîtres: les troupes y accourent; il falut que cette ville imprenable se rendît. elle est encor aux anglais dans le tems que j'écris. l'espagne, redevenuë une puissance sous le gouvernement de la princesse de parme, seconde femme de philippe cinq & victorieuse depuis en afrique & en italie, voit encor, avec une douleur impuissante, gibraltar aux mains d'une nation septentrionale, dont les vaisseaux fréquentaient à peine, il y a deux siécles, la mèr méditerranée.

Immédiatement après la prise de gibraltar, les anglais, maîtres de cette mèr, donnérent, à la vuë de malaga, une bataille [p. 381] navale au comte de toulouse amiral de france: [M] bataille indécise à la vérité; mais derniére époque de la puissance maritime de louis XIV. son fils naturel, le comte de toulouse, amiral du roiaume, y commandait cinquante vaisseaux de ligne & vingt-quatre galéres. il se retira avec gloire, & sans perte. mais depuis, le roi aiant envoié treize vaisseaux pour attaquer gibraltar, [M] tandis que le maréchal de tessé l'assiégeait par terre, cette double témérité perdit à la fois & l'armée & la flote. une partie des vaisseaux fut brisée par la tempête: une autre, prise par les anglais à l'abordage, après une résistance admirable; une autre brûlée sur les côtes d'espagne. depuis ce jour on ne vit plus de grandes flotes françaises, ni dans l'océan, ni dans la méditerranée. la marine rentra presque dans l'état dont louis XIV l'avait tirée, ainsi que tant d'autres choses éclatantes, qui ont eû sous lui leur orient & leur couchant.

Ces mêmes anglais, qui avaient pris pour eux gibraltar, conquirent en six semaines, le roïaume de valence & de catalogne pour l'archiduc charles. ils prirent barcelone, par un hazard qui fut l'effet de la témérité des assiégeans.

Les anglais étaient sous les ordres d'un [p. 382] des plus singuliers hommes, qu'ait jamais porté ce païs si fertile en esprits fièrs, courageux & bizarres. c'était le comte de péterborough, homme qui ressemblait en tout à ces héros, dont l'imagination des espagnols a rempli tant de livres. à quinze ans, il était parti de londres pour aller faire la guerre aux mores en afrique. il avait, à vingt-ans, commencé la révolution d'angleterre, & s'était rendu le premier en hollande auprès du prince d'orange: mais de peur qu'on ne soupçonnât la raison de son voiage, il s'était embarqué pour l'amérique; & de-là il était allé à la haie sur un vaisseau hollandais. il donna tout son bien plus d'une fois. il faisait alors la guerre en espagne presque à ses dépens, & nourrissait l'archiduc & toute sa maison. c'était lui qui assiégeait barcelone avec le prince de7 darmstadt. il lui propose d'emporter, l'épée à la main, les retranchemens qui couvrent le fort mont-joui & la ville. ces retranchemens, où le prince de darmstadt périt, sont emportés l'épée à la main. une bombe créve dans le fort [p. 383] sur le magazin des poudres, & le fait sauter: le fort est pris: la ville capitule. le vice-roi parle à péterborough à la porte de la ville. les articles n'étaient pas encor signés, quand on entend tout à coup des cris & des hurlemens. vous nous trahissez, dit le vice-roi à péterborough: nous capitulons avec bonne foi, & voilà vos anglais qui sont entrés dans la ville par les remparts. ils égorgent; ils pillent, & ils violent. «vous vous méprenez, répondit mylord péterborough; il faut que ce soit des troupes du prince de darmstadt. il n'y a qu'un moien de sauver votre ville, c'est de me laissèr entrer sur le champ avec mes anglais: j'appaiserai tout, & je reviendrai à la porte achever la capitulation.» il parlait d'un ton de vérité & de grandeur, qui joint au danger présent, persuada le gouverneur: on le laissa entrer. il court avec ses officiers: il trouve des allemans & des catalans, qui saccageaient les maisons des principaux citoiens; il les chasse; il leur fait quitter le butin qu'ils enlevaient: il rencontre la duchesse de popoli entre les mains des soldats, prête à être déshonorée; il la rend à son mari. enfin, aiant tout appaisé, il retourne à cette porte, & signe la capitulation. les espagnols étaient confondus [p. 384] de voir tant de magnanimité dans des anglais, que la populace avait pris pour des barbares impitoiables, parce qu'ils étaient hérétiques.

A la perte de barcelone se joignit encor l'humiliation de vouloir inutilement la reprendre. philippe V, qui avait pour lui la plus grande partie de l'espagne, n'avait ni généraux, ni ingénieurs, ni presque de soldats. la france fournissait tout. le comte de toulouse revient bloquer le port, avec vingt cinq vaisseaux qui restaient à la france. le maréchal de tessé forme le siége, avec trente & un escadrons & trente-sept bataillons. mais la flote anglaise arrive: la française se retire: le maréchal de tessé léve le siége avec précipitation. il laisse dans son camp des provisions immenses: [M] il fuit & abandonne quinze-cent blessés à l'humanité du comte péterborough. toutes ces pertes étaient grandes: on ne savait, s'il en avait plus coûté auparavant à la france pour vaincre l'espagne, qu'il lui en coûtait alors pour la secourir. toutefois le petit-fils de louis XIV se soûtenait, par l'affection de la nation castillane, qui met son orgueil à être fidéle, & qui persistait dans son choix. les affaires allaient bien en italie. louis XIV était vengé du duc de savoie. le duc [p. 385] de vendôme avait d'abord repoussé avec gloire le prince eugéne, [M] à la journée de cassano près de l'adda: journée sanglante, & l'une de ces batailles indécises pour lesquelles on chante des deux côtés des te deum; mais qui ne servent qu'à la destruction des hommes, sans avancer les affaires d'aucun parti. après la bataille de cassano, [M] il avait gagné pleinement celle de cassinato, en l'absence du prince eugéne; & ce prince, étant arrivé le lendemain de la bataille, avait vu encor un détachement de ses troupes entiérement défait. enfin les alliés étaient obligés de céder tout le terrain au duc de vendôme. il ne restait plus guéres que turin à prendre. on allait l'investir: il ne paraissait pas possible qu'on le secourût. le maréchal de villars, vers l'allemagne, poussait le prince de bade. villeroi commandait en flandre une armée de quatre-vingt-mille hommes; & il se flattait de réparer contre Marleborough, le malheur qu'il avait essuié en combattant le prince eugéne. son trop de confiance en ses propres lumiéres, fut plus que jamais funeste à la france. près de la méhaigne & vers les sources de la petite ghette, le maréchal de villeroi avait campé son armée. le centre tait [errata: était] à ramillies, village devenu aussi fameux qu'hochstet.

[p. 386] Villeroi eût pu éviter la bataille. les officiers généraux lui conseillaient ce parti; mais le désir aveugle de la gloire l'emporta. il fit, à ce qu'on prétend, la disposition, de maniére qu'il n'y avait pas un homme d'expérience, qui ne prévît le mauvais succès. des troupes de recruë, ni disciplinées, ni complettes, étaient au centre: il laissa les bagages entre les lignes de son armée; il posta sa gauche derriére un marais, comme s'il eût voulu l'empécher d'allèr à l'ennemi.

Marleborough, qui remarquait toutes ces fautes, arrange son armée pour en profiter. il voit que la gauche de l'armée française ne peut allèr attaquer sa droite: il dégarnit aussitôt cette droite, pour fondre vers ramillies avec un nombre supérieur. monsieur de gassion lieutenant-général, qui voit ce mouvement des ennemis, crie au maréchal: «vous êtes perdu, si vous ne changez votre ordre de bataille. dégarnissez votre gauche, pour vous opposèr à l'ennemi à nombre égal. faites rapprocher vos lignes davantage. si vous tardez un moment, il n'y a plus de ressource.» plusieurs officiers appuiérent ce conseil salutaire. le maréchal ne les crut pas. marleborough attaque. il avait à faire à des ennemis, rangés en bataille comme il les eût voulu poster [p. 387] lui-même pour les vaincre. voilà ce que toute la france a dit; & l'histoire est en partie le récit des opinions des hommes: mais ne devait-on pas dire aussi, que les troupes des alliés étaient mieux disciplinées; que leur confiance en leurs chefs & en leurs succès passés, leur inspirait plus d'audace? n'y eut-il pas des régimens français, qui firent mal leur devoir? & les bataillons les plus inébranlables au feu, ne font-ils pas la destinée des états? l'armée française ne résista pas une demi-heure. on s'était battu près de huit heures à hochstet, & on avait tué près de huit-mille hommes aux vainqueurs; mais à la journée de ramillies, on ne leur en tua pas deux-mille-cinq-cent: ce fut une déroute totale: les français y perdirent vingt-mille hommes, & la gloire de la nation, & l'espérance de reprendre l'avantage. la baviére, cologne, avaient été perduës par la bataille d'hochstet; toute la flandre espagnole le fut par celle de ramillies. marleborough entra victorieux dans anvers, dans bruxelles: il prit ostende: menin se rendit à lui.

Le maréchal de villeroi, au désespoir, n'osait écrire au roi cette défaite. il resta cinq jours sans envoier de couriers. enfin il écrivit la confirmation de cette nouvelle, qui consternait déja la cour de [p. 388] france. & quand il reparut devant le roi; ce monarque, au lieu de lui faire des reproches, lui dit: monsieur le maréchal, on n'est pas heureux à notre âge.

Le roi tire aussitôt le duc de vendôme d'italie, où il ne le croiait pas nécessaire, pour l'envoièr en flandre réparer, s'il est possible, ce malheur. il espérait du moins avec apparence de raison, que la prise de turin le consolerait de tant de pertes. le prince eugéne n'était pas à portée de paraître, pour secourir cette ville. il était au de-là de l'adige; & ce fleuve, bordé en deçà d'une longue chaîne de retranchemens, semblait rendre le passage impraticable. cette grande ville était assiégée par quarante-six escadrons & cent bataillons.

Le duc de la feuillade, qui les commandait, était l'homme le plus brillant & le plus aimable du roiaume: & quoique gendre du ministre, il avait pour lui la faveur publique. il était fils de ce maréchal de la feuillade, qui érigea la statuë de louis XIV dans la place des victoires. on voiait en lui le courage de son pére, la même ambition, le même éclat, avec plus d'esprit. il attendait, pour récompense de la conquête de turin, le bâton de maréchal de france. chamillard son beau-pére, qui l'aimait tendrement, [p. 389] avait tout prodigué pour lui assûrer le succès. l'imagination est effraiée du détail des préparatifs de ce siége. les lecteurs, qui ne sont point à portée d'entrer dans ces discussions, seront peut-être bien aises de trouvèr ici quel fut cet immense & inutile appareil.

On avait fait venir cent-quarante piéces de canon; & il est à remarquer, que chaque canon monté revient à environ deux mille écus. il y avait cent-dix-mille boulets, cent-six-mille cartouches d'une façon & trois-cent-mille d'une autre, vingt & un mille bombes, vingt-sept-mille-sept-cent grenades, quinze-mille sacs à terre, trente-mille instrumens pour le pionnage, douze-cent-mille livres de poudre. ajoûtez à ces munitions, le plomb, le fèr & le fèr-blanc, les cordages, tout ce qui sert aux mineurs, le soufre, le salpétre, les oûtils de toute espéce. il est certain, que les frais de tous ces préparatifs de déstruction, suffiraient pour fondèr & pour faire fleurir la plus nombreuse colonie.

Le duc de la feuillade, plein d'ardeur & d'activité, plus capable que personne des entreprises qui ne demandaient que du courage, mais incapable de celles qui demandaient de l'art, de la méditation & du tems, pressait ce siége contre [p. 390] toutes les régles. le maréchal de vauban, le seul général peut-être qui aimât mieux l'état que soi-même, avait proposé au duc de la feuillade, de venir diriger le siége comme un ingénieur, & de servir dans son armée comme volontaire; mais la fierté de la feuillade prit les offres de vauban, pour de l'orgueil caché sous de la modestie. il fut piqué, que le meilleur ingénieur de l'europe lui voulût donner des avis. il lui manda, dans une lettre que j'ai vuë: j'espére prendre turin à la cohorn. ce cohorn était le vauban des alliés, bon ingénieur, bon général, & qui avait pris plus d'une fois des places fortifiées par vauban. après une telle lettre, il fallait prendre turin: mais l'aiant attaqué par la citadelle, qui était le côté le plus fort, & n'aiant pas même entouré toute la ville; des secours, des vivres pouvaient y entrer: le duc de savoie pouvait en sortir: & plus le duc de la feuillade mettait son impétuosité dans des attaques réitérées & infructueuses, plus le siége traînait en longueur.

Le duc de savoie sortit de la ville avec quelques troupes de cavalerie, pour donner le change au duc de la feuillade. celui-ci se détache du siége pour courir après le prince, qui, connaissant mieux le terrain, échape à ses poursuites. la [p. 391] feuillade manque le duc de savoie, & la conduite du siége en souffre.

Presque tous les historiens ont assuré que le duc de la feuillade ne voulait point prendre turin, ils prétendent qu'il avait juré à madame la duchesse de bourgogne de respecter la capitale de son pére. ils débitent que cette princesse engagea madame de maintenon à faire prendre toutes les mesures qui furent le salut de cette ville. il est vrai que presque tous les officiers de cette armée en ont été longtems persuadés; mais c'était un de ces bruits populaires qui décréditent le jugement des nouvellistes, & qui deshonorent les histoires. il eût été d'ailleurs bien contradictoire que le même général eût voulu manquer turin, & prendre le duc de savoie.8

Depuis le treize mai jusqu'au vingt juin, le duc de vendome au bord de l'adige favorisait ce siége; & il comptait, avec soixante & dix bataillons & soixante escadrons, fermer tous les passages au prince eugéne.

Le général des impériaux manquait d'hommes & d'argent. les merciers de londres lui prétérent environ six-millions [p. 392] de nos livres: il fit enfin venir des troupes des cercles de l'empire. la lenteur de ces secours eût dû perdre l'italie; mais la lenteur du siége de turin était encor plus grande.

Vendôme était déja nommé, pour aller réparer les pertes de la flandre. mais avant de quitter l'italie, il souffre que le prince eugéne passe l'adige: il lui laisse traverser le canal blanc, enfin le pô même, fleuve plus large & en quelques endroits plus difficile que le rhône. le général français ne quitta les bords du pô, qu'après avoir vu le prince eugéne en état de pénétrer jusqu'auprès de turin. ainsi il laissa les affaires dans une grande crise en italie; tandis qu'elles paraissaient désespérées en flandre, en allemagne & en espagne.

Le duc de vendôme va donc rassembler vers mons les débris de l'armée de villeroi; & le duc d'orléans, neveu de louis XIV, vient commander vers le pô les troupes du duc de vendôme. ces troupes étaient en désordre, comme si elles avaient été battuës. eugéne avait passé le pô à la vuë de vendôme: il passe le tanaro aux yeux du duc d'orléans; il prend carpi, corregio, reggio; il dérobe une marche aux français; enfin il joind le duc de savoie auprès d'asti. tout ce que put faire le duc [p. 393] d'orléans, ce fut de venir joindre le duc de la feuillade au camp devant turin. le prince eugéne le suit en diligence. il y avait alors deux partis à prendre: celui d'attendre le prince eugéne dans les lignes de circonvallation; ou celui de marchèr à lui, lorsqu'il était encor auprès de veillane. le duc d'orléans assemble un conseil de guerre: ceux qui le composaient, étaient le maréchal de marsin, celui-là même qui avait perdu la bataille d'hochstet, le duc de la feuillade, albergoti, saint-frémont & d'autres lieutenans-généraux. «messieurs, leur dit le duc d'orléans, si nous restons dans nos lignes, nous perdons la bataille. notre circonvallation est de cinq lieuës d'étenduë: nous ne pouvons border tous ces retranchemens. vous voiez ici le régiment de la marine, qui n'est que sur deux hommes de hauteur: là, vous voiez des endroits entiérement dégarnis. la doire, qui passe dans notre camp, empéchera nos troupes de se porter mutuellement de promts secours. quand le français attend qu'on l'attaque, il perd le plus grand de ses avantages; cette impétuosité & ces premiers momens d'ardeur, qui décident si souvent du gain des batailles. croiez moi, il faut marchèr à l'ennemi.» [p. 394] tous les lieutenans-généraux répondirent, il faut marcher. alors le maréchal de marsin tire de sa poche un ordre du roi, par lequel on devait déférèr à son avis en cas d'action; & son avis fut de rester dans les lignes.

Le duc d'orléans indigné vit qu'on ne l'avait envoié à l'armée, que comme un prince du sang, & nom comme un général; & forcé de suivre le conseil du maréchal de marsin, il se prépara à ce combat si désavantageux.

Les ennemis paraissaient vouloir formèr à la fois plusieurs attaques. leurs mouvemens jettaient l'incertitude dans le camp des français. monsieur le duc d'orléans voulait une chose; marsin & la feuillade une autre: on disputait; on ne concluait rien. enfin on laisse les ennemis passer la doire. ils avancent sur huit colonnes de vingt-cinq hommes de profondeur. il faut dans l'instant leur opposer des bataillons d'une épaisseur assez forte.

Albergoti, placé loin de l'armée sur la montagne des capucins, avait avec lui vingt-mille hommes, & n'avait en tête que des milices, qui n'osaient l'attaquer. on lui envoie demander douze-mille hommes. il répond qu'il ne peut se dégarnir: il donne des raisons spécieuses. on [p. 395] les écoute: le tems se perd. [M] le prince eugéne attaque les retranchemens, & au bout de deux heures il les force. le duc d'orléans blessé s'était retiré pour se faire panser. à peine était-il entre les mains des chirurgiens, qu'on lui apprend que tout est perdu; que les ennemis sont maîtres du camp; & que la déroute est générale. aussitôt il faut fuir: les lignes, les tranchées sont abandonnées; l'armée dispersée. tous les bagages, les provisions, les munitions, la caisse militaire, tombent dans les mains du vainqueur. le maréchal de marsin blessé à la cuisse est fait prisonnier. un chirurgien du duc de savoie lui coupa la cuisse; & le maréchal mourut quelques momens après l'opération. le chevalier méthuen, ambassadeur d'angleterre auprès du duc de savoie, le plus généreux, le plus franc & le plus brave homme de son païs, qu'on ait jamais emploié dans les ambassades, avait toûjours combattu à côté de ce souverain. il avait vu prendre le maréchal de marsin, & il fut témoin de ses derniers momens. il m'a raconté que marsin lui dit ces propres mots: croiez au moins, monsieur, que ça été contre mon avis, que nous vous avons attendu dans nos lignes. ces paroles semblaient contredire formellement ce qui s'était passé dans le conseil de [p. 396] guerre, & elles étaient pourtant vraies: c'est que le maréchal de marsin, en prenant congé à versailles, avait représenté au roi qu'il fallait allèr aux ennemis, en cas qu'ils parussent pour secourir turin: mais chamillard, intimidé par les défaites précédentes, avait fait décider qu'on devait attendre & non présenter la bataille; & cet ordre, donné dans versailles, fut cause que soixante-mille hommes furent dispersés. les français n'avaient pas eû plus de deux-mille hommes tués dans cette bataille. mais on a déja vu que le carnage fait moins que la consternation. l'impossibilité de subsister, qui ferait retirèr une armée après la victoire, ramena vers le dauphiné les troupes après la défaite. tout était si en désordre, que le comte de médavy-grancey, qui était alors dans le mantouan avec un corps de troupes, & qui battit à castiglione les impériaux, commandés par le landgrave de hesse, depuis roi de suéde, [M] ne remporta qu'une victoire inutile, quoique complette. on perdit en peu de tems le milanais, le mantouan, le piémont, & enfin le roiaume de naples.