ISSN 2271-1813

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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
Préparée et présentée par Ulla Kölving

 

[p. 158] CHAPITRE VINGT-NEUVIÉME.

SCIENCES ET ARTS.

Ce siécle heureux, qui vit naître une révolution dans l'esprit humain, n'y semblait pas destiné; car, à commencer par la philosophie, il n'y avait pas d'apparence du tems de louis XIII, qu'elle se tirât du cahos où elle était plongée. l'inquisition d'italie, d'espagne, de portugal, avait lié les erreurs philosophiques aux dogmes de la religion. les guerres civiles en france, & les querelles du calvinisme n'étaient pas plus propres à cultiver la raison humaine, que le fut le fanatisme du tems de cromwel en angleterre. [p. 159] si un chanoine de thorn avait renouvelé l'ancien sistéme planétaire des caldéens oublié depuis si longtems, cette vérité était condannée à rome: & la congrégation du saint-office composée de sept cardinaux aiant déclaré non seulement hérétique mais absurde le mouvement de la terre sans lequel il n'y a point de véritable astronomie, le grand galilée aiant demandé pardon à l'âge de soixante & dix ans d'avoir eû raison, il n'y avait pas d'apparence que la vérité pût être reçuë sur la terre. le chancelier bacon avait montré de loin la route qu'on pouvait tenir: galilée avait fait quelques découvertes sur la chûte des corps: torricelli commençait à connaître la pesanteur de l'air qui nous environne: on avait fait quelques expériences à magdebourg. avec ces faibles essais, toutes les écoles restaient dans l'absurdité, & le monde dans l'ignorance. descartes parut alors; il fit le contraire de ce qu'on devait faire. au lieu d'étudier la nature, il voulut la deviner. il était le plus grand géométre de son siécle; mais la géométrie laisse l'esprit comme elle le trouve. celui de descartes était trop porté à l'invention. le premier des mathématiciens ne fit guères que des romans de philosophie. un homme qui dédaigna [p. 160] les expériences, qui ne cita jamais galilée, qui voulait bâtir sans matériaux, ne pouvait élever qu'un édifice imaginaire.

Ce qu'il y avait de romanesque réussit; & le peu de vérités mêlé à ces chiméres nouvelles, fut d'abord combattu. mais enfin ce peu de vérités perça, à l'aide de la méthode qu'il avait introduite: car avant lui, on n'avait point de fil dans ce labyrinthe; & du moins il en donna un, dont on se servit après qu'il se fût égaré. c'était beaucoup, de détruire les chiméres du péripatétisme, quoique par d'autres chiméres. ces deux fantômes se combattirent. ils tombérent l'un après l'autre; & la raison s'éleva enfin sur leurs ruines. il y avait à florence une académie d'expériences sous le nom del' cimento, établie par le cardinal léopold de médicis vers l'an 1655. on sentait déja dans cette patrie des arts, qu'on ne pouvait comprendre quelque chose du grand édifice de la nature, qu'en l'éxaminant piéce à piéce. cette académie, après les jours de galilée & dès le tems de torricelli, rendit de grands services.

Quelques philosophes en angleterre, sous la sombre administration de cromwel, s'assemblérent pour cherchèr en [p. 161] paix des vérités, tandis que le fanatisme opprimait toute vérité. charles second, rappellé sur le trône de ses ancêtres par le repentir & par l'inconstance de sa nation, donna des lettres-patentes à cette académie naissante; mais c'est tout ce que le gouvernement donna. la société roiale, ou plustôt la société libre de londres travailla pour l'honneur de travailler. c'est de son sein que sortirent de nos jours les découvertes sur la lumiére, sur le principe de la gravitation, sur l'aberration des étoiles fixes, sur la géométrie transcendante, & cent autres inventions qui pourraient à cet égard faire appeller ce siécle, le siécle des anglais, aussi bien que celui de louis XIV.

En 1666, monsieur colbert, jaloux de cette nouvelle gloire, voulut que les français la partageassent; & à la priére de quelques savans, il fit agréèr à louis XIV l'établissement d'une académie des sciences. elle fut libre jusqu'en 1699, comme celle d'angleterre & comme l'académie française. colbert attira d'italie dominique cassini & huygens de hollande par de fortes pensions. ils découvrirent les satellites & l'anneau de saturne. on est redevable à huygens des horloges à pendule. on acquit peu-à-peu des connaissances de toutes les parties de la [p. 162] vraie physique, en rejetant tout sistéme. le public fut étonné de voir une chimie, dans laquelle on ne cherchait, ni le grand-œuvre, ni l'art de prolonger la vie au-de-là des bornes de la nature; une astronomie, qui ne prédisait pas les événemens du monde; une médecine indépendante des phases de la lune. la corruption ne fut plus la mére des animaux & des plantes. il n'y eut plus de prodiges, dès que la nature fut mieux connuë.

On l'étudia dans toutes ses productions. la géographie reçut des accroissemens étonnans. à peine louis XIV a-t-il fait bâtir l'observatoire, qu'il fait commencèr en 1669 une méridienne par dominique cassini & par picart. elle est continuée vers le nord en 1683 par la hire; & enfin cassini la prolonge en 1700, jusqu'à l'extrémité du roussillon. c'est le plus beau monument de l'astronomie, & il suffit pour éterniser ce siécle.

On envoie en 1672 des physiciens à la caienne, faire des observations utiles. ce voiage a été la premiére origine de la connaissance d'une nouvelle loi de la nature, que le grand neuton a démontrée; & il a préparé à ces voiages plus fameux, qui depuis ont illustré le régne de louis XV.

[p. 163] On fait partir en 1700 tournefort pour le levant. il y va recueillir des plantes, qui enrichissent le jardin roial, autrefois abandonné, remis alors en honneur, & aujourd'hui devenu digne de la curiosité de l'europe. la bibliothéque roiale, déja nombreuse, s'enrichit sous louis XIV de plus de trente-mille volumes; & cet éxemple est si bien suivi de nos jours, qu'elle en contient déja plus de cent-quatre-vingt-mille. il fait rouvrir l'école de droit, fermée depuis cent ans. il établit dans toutes les universités de france un professeur de droit français. il semble, qu'il ne devrait pas y en avoir d'autres, & que les bonnes loix romaines, incorporées à celles du païs, devraient formèr un seul corps des loix de la nation.

Sous lui, les journaux s'établissent. on n'ignore pas que le journal des savans, qui commença en 1665, est le pére de tous les ouvrages de ce genre, dont l'europe est aujourd'hui remplie, & dans lesquels trop d'abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles.

L'académie des belles-lettres, formée d'abord en 1663 de quelques membres de l'académie française, pour transmettre à la postérité par des médailles les actions de louis XIV, devint utile au [p. 164] public, dès qu'elle ne fut plus uniquement occupée du monarque, & qu'elle s'appliqua aux recherches de l'antiquité, & à une critique judicieuse des opinions & des faits. elle fit à peu-près dans l'histoire, ce que l'académie des sciences faisait dans la physique; elle dissipa des erreurs.

L'esprit de sagesse & de critique, qui se communiquait de proche en proche, détruisit insensiblement beaucoup de superstitions. c'est à cette raison naissante qu'on dut la déclaration du roi de 1672, qui défendit aux tribunaux d'admettre les simples accusations de sorcellerie. on ne l'eût pas osé sous henri quatre & sous louis XIII; & si depuis 1672 il y a eû encor des accusations de maléfices, les juges n'ont condanné les accusés, que comme des profanateurs, qui d'ailleurs emploiaient le poison.

Il était très commun auparavant, d'éprouver les sorciers en les plongeant dans l'eau, liés de cordes. s'ils surnageaient, ils étaient convaincus. plusieurs juges de province avaient ordonné ces épreuves; & elles continuérent encor long-tems parmi le peuple. tout berger était sorcier; & les amulétes, les anneaux constellés, étaient en usage dans les villes. les effets de la baguette de coudrier, [p. 165] avec laquelle on croit découvrir les sources, les trésors & les voleurs, passaient pour certains, & ont encor beaucoup de crédit dans plus d'une province d'allemagne. il n'y avait presque personne, qui ne se fit tirer son horoscope. on n'entendait parler que de secrets magiques; presque tout était illusion. des savans, des magistrats, avaient écrit sérieusement sur ces matiéres. on distinguait parmi les auteurs, une classe de démonographes. il y avait des régles pour discerner les vrais magiciens, les vrais possédés, d'avec les faux; enfin, jusques vers ces tems-là l'on n'avait guères adopté de l'antiquité, que des erreurs en tout genre.

Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes, que les cométes les effraïaient encor en 1680. on osait à peine combattre cette crainte populaire. jacques bernoulli, l'un des grands mathématiciens de l'europe, en répondant à propos de cette cométe aux partisans du préjugé, dit que la chevelure de la cométe ne peut être un signe de la colére divine, parce que cette chevelure est éternelle; mais que la queuë pourrait bien en être un. cependant, ni la tête, ni la queuë, ne sont éternelles. il falut que bayle écrivît contre le préjugé vulgaire, un livre alors fameux, que les [p. 166] progrès de la raison ont rendu aujourd'hui inutile.

On ne croirait pas, que les souverains eussent obligation aux philosophes. cependant il est vrai, que cet esprit philosophique, qui a gagné presque toutes les conditions excepté le bas peuple, a beaucoup contribué à faire valoir les droits des souverains. des querelles, qui auraient produit autrefois des excommunications, des interdits, des schismes, n'en ont point causé. si on a dit, que les peuples seraient heureux quand ils auraient des philosophes pour rois; il est très vrai de dire, que les rois en sont plus heureux, quand il y a beaucoup de leurs sujets, philosophes.

Il faut avouer, que cet esprit raisonnable, qui commence à présidèr à l'éducation dans les grandes villes, n'a pu empécher les fureurs des fanatiques des cévennes, ni prévenir la démence du petit peuple de paris autour d'un tombeau à saint-médard, ni calmer des disputes aussi acharnées que frivoles, entre des hommes qui auraient dû être sages. mais avant ce siécle, ces disputes eussent causé des troubles dans l'état; les miracles de saint-médard eussent été accrédités par les plus considérables citoiens; & le fanatisme, renfermé dans les montagnes [p. 167] des cévennes, se fût répandu dans les villes.

Tous les genres de science & de littérature ont été épuisés dans ce siécle; & tant d'écrivains ont étendu les lumiéres de l'esprit humain, que ceux qui en d'autres tems auraient passé pour des prodiges, ont été confondus dans la foule. leur gloire est peu de chose, à cause de leur nombre; & la gloire du siécle en est plus grande.

ARTS.

La saine philosophie ne fit pas en france d'aussi grands progrès qu'en angleterre & à florence; & si l'académie des sciences rendit des services à l'esprit humain, elle ne mit pas la france au-dessus des autres nations. toutes les grandes inventions & les grandes vérités vinrent d'ailleurs.

Mais dans l'éloquence, dans la poësie, dans la littérature, dans les livres de morale & d'agrément, les français furent les législateurs de l'europe. il n'y avait plus de goût en italie. la véritable éloquence était par-tout ignorée; la religion, enseignée ridiculement en chaire; & les causes, plaidées de même dans le barreau. les prédicateurs citaient virgile & ovide; les avocats, saint-augustin & saint-jérome. il ne s'était point encor trouvé de génie, qui eût donné à la langue française [p. 168] le tour, le nombre, la propriété du stile & la dignité. quelques vers de malherbe faisaient sentir seulement, qu'elle était capable de grandeur & de force; mais c'était tout. les mêmes génies, qui avaient écrit très bien en latin, comme un président de thou, un chancelier de l'hôpital, n'étaient plus les mêmes, quand ils maniaient leur propre langage, rebelle entre leurs mains. le français n'était encor recommandable, que par une certaine naïveté, qui avait fait le seul mérite de joinville, d'amiot, de marot, de montagne, de régnier, de la satire ménippée. cette naïveté tenait beaucoup à l'irrégularité, à la grossiéreté.

Jean de lingendes évêque de mâcon, aujourd'hui inconnu parce qu'il ne fit point imprimer ses ouvrages, fut le premier orateur qui parla dans le grand goût. ses sermons & ses oraisons funébres, quoique mêlées encor de la rouille de son tems, furent le modéle des orateurs, qui l'imitérent & le surpassérent. l'oraison funébre de charles-émanuel duc de savoie surnommé le grand dans son païs, prononcée par lingendes en 1630, était pleine de si grands traits d'éloquence, que fléchier longtems après en prit l'éxorde tout entier, aussi bien que le texte & plusieurs passages considérables, [p. 169] pour en orner sa fameuse oraison funébre du vicomte de turenne.

Balzac en ce tems-là donnait du nombre & de l'harmonie à la prose. il est vrai, que ses lettres étaient des harangues empoulées; il écrivait au premier cardinal de rets: «vous venez de prendre le sceptre des rois & la livrée des roses.» il écrivait de rome à bois-robert, en parlant des eaux de senteur: «je me sauve à la nage dans ma chambre, au milieu des parfums.» avec tous ces défauts, il charmait l'oreille. l'éloquence a tant de pouvoir sur les hommes, qu'on admira balzac de son tems, pour avoir trouvé cette petite partie de l'art ignorée & nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles; & même pour l'avoir emploiée souvent hors de sa place.

Voiture donna quelque idée des graces legéres de ce stile épistolaire, qui n'est pas le meilleur, puisqu'il ne consiste que dans la plaisanterie. c'est un baladinage de l'esprit, que deux tomes de lettres dans lesquelles il n'y en a pas une seule instructive, pas une qui parte du cœur, qui peigne les mœurs du tems & les caractéres des hommes; c'est plustôt un abus qu'un usage de l'esprit.

La langue commençait à s'épurer, & à prendre une forme constante. on en [p. 170] était redevable à l'académie française, & surtout à vaugelas. sa traduction de quinte-curce, qui parut en 1646, fut le premier bon livre écrit purement; & il s'y trouve peu d'expressions & de tours, qui aïent vieilli.

Olivier patru, qui le suivit de près, contribua beaucoup à régler, à épurer le langage; & quoiqu'il ne passât pas pour un avocat profond, on lui dut néanmoins l'ordre, la clarté, la bienséance, l'élégance du discours; mérites absolument inconnus avant lui au barreau.

Un des ouvrages, qui contribua le plus à former le goût de la nation & à lui donnèr un esprit de justesse & de précision, fut le petit recueil des maximes de françois duc de la rochefoucault. quoiqu'il n'y ait presque qu'une vérité dans ce livre, qui est que l'amour propre est le mobile de tout; cependant cette pensée se présente sous tant d'aspects variés, qu'elle est presque toûjours piquante. c'est moins un livre, que des matériaux pour ornèr un livre. on lut avidement ce petit recueil; il accoûtuma à pensèr & à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis & délicat. c'était un mérite que personne n'avait eû avant lui en europe, depuis la renaissance des lettres. mais le premier livre de génie, qu'on vit en [p. 171] prose, fut le recueil des lettres provinciales en 1654. toutes les sortes d'éloquence y sont renfermées. il n'y a pas un seul mot, qui depuis cent ans se soit ressenti du changement qui altére souvent les langues vivantes. il faut rapportèr à cet ouvrage l'époque de la fixation du langage. l'évêque de luçon fils du célébre bussi m'a dit, qu'aiant demandé à monsieur de meaux, quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s'il n'avait pas fait les siens, bossuet lui répondit, les lettres provinciales.

Le bon goût qui régne d'un bout à l'autre dans ce livre & la vigueur des derniéres lettres ne corrigérent pas d'abord le stile lâche, diffus, incorrect & décousu, qui depuis longtems était celui de presque tous les écrivains, des prédicateurs & des avocats.

Un des premiers, qui étala dans la chaire une raison toûjours éloquente, fut le pére bourdalouë vers l'an 1668. ce fut une lumiére nouvelle. il y a eû après lui d'autres orateurs de la chaire, comme le pére massillon évêque de clermont, qui ont répandu dans leurs discours plus de graces, des peintures plus fines & plus pénétrantes des mœurs du siécle; mais aucun ne l'a fait oublier. dans son stile plus nerveux que fleuri, sans aucune [p. 172] imagination dans l'expression, il paraît vouloir plustôt convaincre, que toucher; & jamais il ne songe à plaire.

Peut-être serait-il à souhaiter, qu'en bannissant de la chaire le mauvais goût qui l'avilissait, il en eût banni aussi cette coûtume de précher sur un texte. en effet, parler long-tems sur une citation d'une ligne ou deux, se fatiguèr à compasser tout son discours sur cette ligne; un tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité de ce ministére. le texte devient une espéce de devise, ou plustôt d'énigme, que le discours dévelope. jamais les grecs & les romains ne connurent cet usage. c'est dans la décadence des lettres, qu'il commença; & le tems l'a consacré.

L'habitude de diviser toûjours en deux ou trois points des choses qui comme la morale n'éxigent aucune division, ou qui en demanderaient davantage comme la controverse, est encor une coûtume génante, que le pére bourdalouë trouva introduite, & à laquelle il se conforma.

Il avait été précédé par bossuet depuis évêque de meaux. celui-ci, qui devint un si grand homme, s'était d'abord destiné au parti de la robe; & il s'était engagé dans sa grande jeunesse, à épouser mademoiselle [p. 173] desvieux, fille d'un rare mérite. ses talens pour la théologie & pour cette espéce d'éloquence qui le caractérise, se montrérent de si bonne heure, que ses parens & ses amis le déterminérent à l'église. mademoiselle desvieux l'y engagea elle-même, préférant la gloire qu'il devait acquérir, au bonheur de vivre avec lui. voilà la source d'un bruit qui s'est répandu dans le monde, qu'il était marié. ce conte, long-tems accrédité chez ce petit nombre d'hommes qui tire vanité de savoir les secrets des familles, n'avait ni vérité ni vraisemblance. il avait préché assez jeune devant le roi & la reine mére en 1662, long-tems avant que le pére bourdalouë fût connu. ses discours soûtenus d'une action noble & touchante, les premiers qu'on eût encor entendus à la cour qui approchassent du sublime, eûrent un si grand succès, que le roi fit écrire en son nom à son pére intendant de soissons, pour le féliciter d'avoir un tel fils.

Cependant, quand le pére bourdalouë parut, monsieur bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur. il s'était déja donné aux oraisons funébres; genre d'éloquence, où il faut de l'imagination & une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poësie, dont il faut toûjours [p. 174] emprunter quelque chose, quoiqu'avec discrétion, quand on tend au sublime. l'oraison funébre de la reine mére, qu'il prononça en 1667, lui valut l'évéché de condom: mais ce discours n'était pas encor digne de lui; & il ne fut pas imprimé, non plus que ses sermons. l'éloge funébre de la reine d'angleterre veuve de charles I, qu'il fit en 1669, parut presqu'en tout un chef-d'œuvre. les sujets de ces piéces d'éloquence sont heureux, à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés. c'est en quelque façon comme dans les tragédies, où les grandes infortunes des principaux personnages sont ce qui intéresse davantage. l'éloge funébre de madame, enlevée à la fleur de son âge & morte entre ses bras, eut le plus grand & le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour: il fut obligé de s'arrétèr après ces paroles: ô nuit désastreuse! nuit effroiable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle, madame se meurt, madame est morte, &c. l'auditoire éclata en sanglots; & la voix de l'orateur fut interrompuë par ses soupirs & par ses pleurs.

Les français furent les seuls, qui réussirent dans ce genre d'éloquence. le même homme quelque-tems après en inventa [p. 175] un nouveau, qui ne pouvait guères avoir de succès qu'entre ses mains. il appliqua l'art oratoire à l'histoire même, qui semble l'exclure. son discours sur l'histoire universelle, composé pour l'éducation du dauphin, n'a eû ni modéle ni imitateurs. si le sistéme qu'il adopte, pour concilier la chronologie des juifs avec celle des autres nations, a trouvé des contradicteurs chez les savans, son stile n'a trouvé que des admirateurs. on fut étonné de cette force majestueuse, dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l'accroissement & la chûte des grands empires; & de ces traits rapides d'une vérité énergique, dont il peint & dont il juge les nations.

Presque tous les ouvrages qui honorérent ce siécle, étaient dans un genre inconnu à l'antiquité. le télémaque est de ce nombre. fénelon, le disciple, l'ami de bossuet, & depuis devenu malgré lui son rival & son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à la fois du roman & du poëme, & qui substituë une prose cadencée à la versification. il semble qu'il ait voulu traiter le roman, comme monsieur de meaux avait traité l'histoire, en lui donnant une dignité & des charmes inconnus, & sur tout en tirant de ces fictions une morale utile au genre [p. 176] humain; morale entiérement négligée dans toutes les inventions fabuleuses. on a cru, qu'il avait composé ce livre pour servir de thémes & d'instruction au duc de bourgogne & aux deux autres enfans de france, dont il fut le précepteur; ainsi que bossuet avait fait son histoire universelle, pour l'éducation de monseigneur. mais son neveu le marquis de fénelon, héritier de la vertu de cet homme célébre, & qui a été tué à la bataille de rocou, m'a assûré le contraire. en effet, il n'eût pas été convenable, que les amours de calypso & d'eucharis eussent été les premiéres leçons, qu'un prêtre eût données aux enfans de france.

Il ne fit cet ouvrage, que lorsqu'il fut relégué dans son archévéché de cambrai. plein de la lecture des anciens, & né avec une imagination vive & tendre, il s'était fait un stile, qui n'était qu'à lui & qui coulait de source avec abondance. j'ai vû son manuscrit original: il n'y a pas dix ratures. on prétend, qu'un domestique lui en déroba une copie, qu'il fit imprimer. si cela est, l'archévêque de cambrai dut à cette infidélité toute la réputation qu'il eut en europe. mais il lui dut aussi d'être perdu pour jamais à la cour. on crut voir dans le télémaque, une critique indirecte du gouvernement de louis [p. 177] XIV. sésostris qui triomphait avec trop de faste, idoménée qui établissait le luxe dans salente & qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi. son ministre louvois semblait, aux yeux des mécontens, représenté sous le nom de protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands capitaines qui servaient l'état & non le ministre.

Les alliés, qui dans la guerre de 1688 s'unirent contre louis XIV, & qui depuis ébranlérent son trône dans la guerre de 1701, se firent un[e] joie de le reconnaître dans ce même idoménée, dont la hauteur révolte tous ses voisins. ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur de ce stile harmonieux, qui insinuë d'une maniére si tendre la modération & la concorde. les étrangers & les français même, lassés de tant de guerres, virent avec une consolation maligne, une satire dans un livre fait pour enseigner la vertu. les éditions en furent innombrables. j'en ai vû quatorze en langue anglaise. il est vrai, qu'après la mort de ce monarque, si craint, si envié, si respecté de tous & si haï de quelques-uns, quand la malignité humaine a cessé de s'assouvir des allusions prétenduës qui censuraient sa conduite, les juges d'un goût sévére ont traité le télémaque avec [p. 178] quelque rigueur. ils ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées & trop uniformes de la vie champêtre: mais le livre a toûjours été regardé comme un des beaux monumens d'un siécle florissant.

On peut compter parmi les productions d'un genre unique, les caractéres de la bruïére. il n'y avait pas chez les anciens plus d'éxemples d'un tel ouvrage, que du télémaque. un stile rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue mais qui n'en blesse pas les régles, frapérent le public; & les allusions, qu'on y trouvait en foule, achevérent le succès. quand la bruïére montra son ouvrage manuscrit à malésieux, celui-ci lui dit: voilà dequoi vous attirer beaucoup de lecteurs & beaucoup d'ennemis. ce livre baissa dans l'esprit des hommes, quand une génération entiére, attaquée dans l'ouvrage, fut passée. cependant, comme il y a des choses de tous les tems & de tous les lieux, il est à croire qu'il ne sera jamais oublié.

Le télémaque n'a point fait d'imitateurs; les caractéres de la bruïére en ont produit. il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous [p. 179] frapent, que d'écrire un long ouvrage d'imagination, qui plaise & qui instruise à la fois. l'art délicat de répandre des graces jusques sur la philosophie, fut encor une chose nouvelle, dont le livre des mondes fut le premièr éxemple, mais éxemple dangereux, parce que la véritable parure de la philosophie est l'ordre, la clarté & surtout la vérité. ce qui pourrait empécher cet ouvrage ingénieux, d'être mis par la postérité au rang de nos livres classiques, c'est qu'il est fondé en partie sur la chimére des tourbillons de descartes.

Il faut ajoûtèr à ces nouveautés, celle que produisit bayle, en donnant une espéce de dictionnaire de raisonnement. c'est le premier ouvrage de ce genre, où l'on puisse apprendre à penser. il faut abandonnèr à la destinée des livres ordinaires, les articles de ce recueil, qui ne contiennent que de petits faits, indignes à la fois de bayle, d'un lecteur grave & de la postérité. au reste, en plaçant ici bayle parmi les auteurs qui ont honoré le siécle de louis XIV, quoiqu'il fût réfugié en hollande, je ne fais en cela que me conformèr à l'arrêt du parlement de toulouse, qui, en déclarant son testament valide en france malgré la rigueur des loix, dit expressément, qu'un tel [p. 180] homme ne peut être regardé comme un étranger.

On ne s'appesantira point ici sur la foule des bons livres que ce siécle a fait naître; on ne s'arrête qu'aux productions de génie singuliéres & neuves, qui le caractérisent & qui le distinguent des autres siécles. l'éloquence de bossuet & de bourdalouë, par éxemple, n'était & ne pouvait être celle de cicéron. si quelque chose approche de l'orateur romain, ce sont les trois mémoires que pélisson composa pour fouquet. ils sont dans le même genre que plusieurs oraisons de cicéron, un mélange d'affaires judiciaires & d'affaires d'état, traité solidement avec un art qui paraît peu, & orné d'une éloquence touchante.

Nous avons eû des historiens; mais point de tite-live. le stile de la conspiration de venise est comparable à celui de saluste. on voit que l'abbé de saint-réal l'avait pris pour modéle; & peut-être l'a-t-il surpassé. tous les autres écrits dont on vient de parler, semblent être d'une création nouvelle. c'est là surtout, ce qui distingue cet âge illustre; car pour des savans & des commentateurs, le seiziéme & le dix-septiéme siécle en avaient beaucoup produit; mais le vrai génie en aucun genre n'était encor dévelopé.

[p. 181] Qui croirait, que tous ces bons ouvrages en prose n'auraient probablement jamais éxisté, s'ils n'avaient été précédés par la poësie! c'est pourtant la destinée de l'esprit humain dans toutes les nations: les vers furent partout les premiers enfans du génie & les premiers maîtres d'éloquence.

Les peuples sont ce qu'est chaque homme en particulier. platon & cicéron commencérent par faire des vers. on ne pouvait encor citèr un passage noble & sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa malherbe; & il y a grande apparence, que sans pierre corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas dévelopé.

Cet homme est d'autant plus admirable, qu'il n'était environné que de très mauvais modéles, quand il commença à donner des tragédies. ce qui devait encor lui fermer le bon chemin, c'est que ces mauvais modéles étaient estimés; & pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de richelieu, le protecteur des gens de lettres & non pas du bon goût. il récompensait de méprisables écrivains, qui d'ordinaire sont rempans; & par une hauteur d'esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec [p. 182] quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. il est bien rare qu'un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protége sincérement les bons artistes.

Corneille eut à combattre son siécle, ses rivaux & le cardinal de richelieu. je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le cid. je remarquerai seulement, que l'académie, dans ses judicieuses décisions entre corneille & scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de richelieu, en condannant l'amour de chiméne. aimer le meurtrier de son pére & poursuivre la vangeance de ce meurtre, était une chose admirable. vaincre son amour eût été un défaut capital dans l'art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur. mais l'art était inconnu alors à tout le monde, hors à l'auteur.

Le cid ne fut pas le seul ouvrage de corneille, que le cardinal de richelieu voulut rabaisser. l'abbé d'aubignac nous apprend, que ce ministre désapprouva polieucte.

Le cid, après tout, était une imitation très embellie de guillain de castro, & en plusieurs endroits, une traduction. cinna, qui le suivit, était unique. j'ai connu un ancien domestique de la maison de [p. 183] condé, qui disait, que le grand condé à l'âge de vingt ans, étant à la premiére représentation de cinna, versa des larmes à ces paroles d'auguste:

Je suis maître de moi, comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. ô siécles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma nouvelle victoire.
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux,
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soions amis, cinna; c'est moi qui t'en convie.

c'étaient là des larmes de héros. le grand corneille faisant pleurer le grand condé d'admiration, est une époque bien célébre dans l'histoire de l'esprit humain.

La quantité de piéces indignes de lui, qu'il fit plusieurs années après, n'empécha pas la nation de le regarder comme un grand homme; ainsi que les fautes considérables d'homére n'ont jamais empéché qu'il ne fût sublime. c'est le privilége du vrai génie & surtout du génie qui ouvre une carriére, de faire impunément de grandes fautes.

[p. 184] Corneille s'était formé tout seul; mais louis XIV, colbert, sophocle & euripide contribuérent tous à former racine. une ode, qu'il composa à l'âge de dix-huit ans pour le mariage du roi, lui attira un présent qu'il n'attendait pas, & le détermina à la poësie. sa réputation s'est accrûë de jour en jour; & celle des ouvrages de corneille a un peu diminué. la raison en est, que racine dans tous ses ouvrages depuis son aléxandre, est toûjours élégant, toûjours correct, toûjours vrai; qu'il parle au cœur: & que l'autre manque trop souvent à tous ces devoirs. racine passa de bien loin & les grecs & corneille dans l'intelligence des passions, & porta la douce harmonie de la poësie, ainsi que les graces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. ces hommes enseignérent à la nation, à penser, à sentir & à s'exprimer. leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévéres pour ceux même qui les avaient éclairés.

Il y avait très peu de personnes en france, du tems du cardinal de richelieu, capables de discerner les défauts du cid; & en 1702, quand athalie le chef-d'œuvre de la scéne fut représentée chez madame la duchesse de bourgogne, [p. 185] les courtisans se crurent assez habiles pour la condanner. le tems a vangé l'auteur; mais ce grand homme est mort, sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. un nombreux parti se piqua toûjours de ne pas rendre justice à racine. madame de sévigné, la premiére personne de son siécle pour le stile épistolaire & surtout pour conter des bagatelles avec grace, croit toûjours que racine n'ira pas loin. elle en jugeait comme du caffé, dont elle dit qu'on se désabusera bientôt. il faut du tems, pour que les réputations meurissent.

La singuliére destinée de ce siécle rendit moliére contemporain de corneille & de racine. il n'est pas vrai que moliére, quand il parut, eût trouvé le théatre absolument dénué de bonnes comédies. corneille lui-même avait donné le menteur, piéce de caractére & d'intrigue, prise du théatre espagnol; & moliére n'avait encor fait paraître que deux de ses chefs-d'œuvre, lorsque le public avait la mére coquette de quinaut; piéce à la fois de caractére & d'intrigue, & même modéle d'intrigue. elle est de 1664; c'est la premiére comédie, où l'on ait peint ceux que l'on a appellés depuis les marquis. la plûpart des grands seigneurs de la cour de louis XIV voulaient imiter cet air de [p. 186] grandeur, d'éclat & de dignité qu'avait leur maître. ceux d'un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers; & il y en avait enfin, & même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux & cette envie dominante de se faire valoir, jusqu'au plus grand ridicule.

Ce défaut dura long-tems. moliére l'attaqua souvent; & il contribua à défaire le public de ces importans subalternes, ainsi que de l'affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe & du latin des médecins. moliére fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. je ne parle ici que de ce service rendu à son siécle; on sait assez ses autres mérites.

C'était un tems digne de l'attention des tems à venir, que celui où les héros de corneille & de racine, les personnages de moliére, les symphonies de lulli toutes nouvelles pour la nation, & (puisqu'il ne s'agit ici que des arts) les voix des bossuet & des bourdalouë, se faisaient entendre à louis XIV, à madame si célébre par son goût, à un condé, à un turenne, à un colbert, & à cette foule d'hommes supérieurs qui parurent en tout genre. ce tems ne se retrouvera plus, où un duc de la rochefoucault l'auteur des maximes, au sortir de la conversation [p. 187] d'un pascal & d'un arnauld, allait au théatre de corneille.

Despréaux s'élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premiéres satires, car les regards de la postérité ne s'arréteront pas sur les embarras de paris & sur les noms des cassaigne & des cotin; mais il instruisait cette postérité, par ses belles épitres & surtout par son art poëtique, où corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.

La fontaine, bien moins châtié dans son stile, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté & dans les graces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.

Quinaut, dans un genre tout nouveau & d'autant plus difficile qu'il paraît plus aisé, fut digne d'être placé avec tous ces illustres contemporains. on sait, avec quelle injustice boileau voulut le décrier. il manquait à boileau d'avoir sacrifié aux graces. il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme, qui n'était connu que par elles. le véritable éloge d'un poëte, c'est qu'on retienne ses vers. on sait par cœur des scénes entiéres de quinaut; c'est un avantage qu'aucun opéra d'italie ne pourrait obtenir. la musique française est demeurée dans une simplicité [p. 188] qui n'est plus du goût d'aucune nation. mais la simple & belle nature, qui se montre souvent dans quinaut avec tant de charmes, plaît encor dans toute l'europe, à ceux qui possédent notre langue & qui ont le goût cultivé. si on trouvait dans l'antiquité un poëme comme armide, avec quelle idolâtrie il seroit[sic] reçu! mais quinaut était moderne.

Tous ces grands hommes furent connus & protégés de louis XIV, excepté la fontaine. son extrême simplicité, poussée jusqu'à l'oubli de soi-même, l'écartait d'une cour, qu'il ne cherchait pas. mais le duc de bourgogne l'accueillit; & il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. le pére pujet se fit un grand mérite, d'avoir traité cet homme de mœurs si innocentes, comme s'il eût parlé à la brinvilliers & à la voisin. ses contes ne sont que ceux du pogge, de l'arioste & de la reine de navarre. si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. on pourrait appliquèr à la fontaine son admirable fable des animaux malades de la peste, qui s'accusent de leurs fautes: on y pardonne tout aux lions, aux loups & aux ours; & un animal innocent est [p. 189] dévoué pour avoir mangé un peu d'herbe.

Dans l'école de ces génies, qui seront les délices & l'instruction des siécles à venir, il se forma une foule d'esprits agréables, dont on a une infinité de petits ouvrages délicats, qui font l'amusement des honnêtes gens, ainsi que nous avons eû beaucoup de peintres gracieux, qu'on ne met pas à côté des poussin, des sueur & des le brun.

Cependant, vers la fin du régne de louis XIV, deux hommes percérent la foule des génies médiocres, & eûrent beaucoup de réputation. l'un était la motte-houdart, homme d'un esprit plus sage & plus étendu que sublime, écrivain délicat & méthodique en prose, mais manquant souvent de feu & d'élégance dans sa poësie, & même de cette éxactitude qu'il n'est permis de négliger qu'en faveur du sublime. il donna d'abord de belles stances plustôt que de belles odes. son talent déclina bientôt après: mais beaucoup de beaux morceaux, qui nous restent de lui en plus d'un genre, empécheront toûjours qu'on ne le mette au rang des auteurs méprisables. il prouva, que dans l'art d'écrire, on peut être encor quelque chose au second rang.

L'autre était rousseau, qui avec moins [p. 190] d'esprit, moins de finesse & de facilité que la motte, eut beaucoup plus de talent pour l'art des vers. il ne fit des odes qu'après la motte; mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d'images. il égala dans ses pseaumes l'onction & l'harmonie qu'on remarque dans les cantiques de racine. ses épigrammes sont mieux travaillées que celles de marot. il réussit bien moins dans les opéra qui demandent de la sensibilité, & dans les comédies qui veulent de la gaïeté. ces deux caractéres lui manquaient. ainsi il échoua dans ces deux genres, qui lui étaient étrangers.

Il aurait corrompu la langue française, si le stile marotique, qu'il emploia dans ses ouvrages sérieux, avait été imité. mais heureusement ce mélange de la pureté de notre langue avec la difformité de celle qu'on parlait il y a deux-cent ans, n'a été qu'une mode passagére. quelques-unes de ses épitres sont des imitations un peu forcées de despréaux, & ne sont pas fondées sur des idées aussi claires, & sur des vérités reconnuës: le vrai seul est aimable.

Il dégénéra beaucoup dans les païs étrangers; soit que l'âge & les malheurs eussent affaibli son génie, soit que son principal mérite consistant dans le choix [p. 191] des mots & dans les tours heureux, mérite plus nécessaire & plus rare qu'on ne pense, il ne fût plus à portée des mêmes secours. il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs, celui de n'avoir plus de critiques sévéres.

Ses longues infortunes eûrent leur source dans un amour propre trop indomptable, & trop mélé de jalousie & d'animosité. son éxemple doit être une leçon frapante pour tout homme à talens; mais on ne le considére ici, que comme un écrivain qui n'a pas peu contribué à l'honneur des lettres.

Il ne s'éleva guères de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres; & à peu-près vers le tems de la mort de louis XIV, la nature sembla se reposer.

La route était difficile au commencement du siécle, parce que personne n'y avait marché: elle l'est aujourd'hui, parce qu'elle a été battuë. les grands hommes du siécle passé ont enseigné à pensèr & à parler; ils ont dit ce qu'on ne savait pas. ceux qui leur succédent, ne peuvent guères dire que ce qu'on sait. enfin, une espéce de dégoût est venu de la multitude des chefs-d'œuvre: & le siécle passé aiant été le précepteur du siécle présent, il est devenu si facile [p. 192] d'écrire des choses médiocres, qu'on a été inondé de livres frivoles, & que la littérature a eu autant de besoin d'être réprimée, qu'elle en avait d'être encouragée au commencement du dix-septiéme siécle.

[p. 158] CHAPITRE VINGT-NEUVIÉME.

SCIENCES ET ARTS.

Ce siécle heureux, qui vit naître une révolution dans l'esprit humain, n'y semblait pas destiné; car, à commencer par la philosophie, il n'y avait pas d'apparence du tems de louis XIII, qu'elle se tirât du cahos où elle était plongée. l'inquisition d'italie, d'espagne, de portugal, avait lié les erreurs philosophiques aux dogmes de la religion. les guerres civiles en france, & les querelles du calvinisme n'étaient pas plus propres à cultiver la raison humaine, que le fut le fanatisme du tems de cromwel en angleterre. [p. 159] si un chanoine de thorn avait renouvelé l'ancien sistéme planétaire des caldéens oublié depuis si longtems, cette vérité était condannée à rome: & la congrégation du saint-office composée de sept cardinaux aiant déclaré non seulement hérétique mais absurde le mouvement de la terre sans lequel il n'y a point de véritable astronomie, le grand galilée aiant demandé pardon à l'âge de soixante & dix ans d'avoir eû raison, il n'y avait pas d'apparence que la vérité pût être reçuë sur la terre. le chancelier bacon avait montré de loin la route qu'on pouvait tenir: galilée avait fait quelques découvertes sur la chûte des corps: torricelli commençait à connaître la pesanteur de l'air qui nous environne: on avait fait quelques expériences à magdebourg. avec ces faibles essais, toutes les écoles restaient dans l'absurdité, & le monde dans l'ignorance. descartes parut alors; il fit le contraire de ce qu'on devait faire. au lieu d'étudier la nature, il voulut la deviner. il était le plus grand géométre de son siécle; mais la géométrie laisse l'esprit comme elle le trouve. celui de descartes était trop porté à l'invention. le premier des mathématiciens ne fit guères que des romans de philosophie. un homme qui dédaigna [p. 160] les expériences, qui ne cita jamais galilée, qui voulait bâtir sans matériaux, ne pouvait élever qu'un édifice imaginaire.

Ce qu'il y avait de romanesque réussit; & le peu de vérités mêlé à ces chiméres nouvelles, fut d'abord combattu. mais enfin ce peu de vérités perça, à l'aide de la méthode qu'il avait introduite: car avant lui, on n'avait point de fil dans ce labyrinthe; & du moins il en donna un, dont on se servit après qu'il se fût égaré. c'était beaucoup, de détruire les chiméres du péripatétisme, quoique par d'autres chiméres. ces deux fantômes se combattirent. ils tombérent l'un après l'autre; & la raison s'éleva enfin sur leurs ruines. il y avait à florence une académie d'expériences sous le nom del' cimento, établie par le cardinal léopold de médicis vers l'an 1655. on sentait déja dans cette patrie des arts, qu'on ne pouvait comprendre quelque chose du grand édifice de la nature, qu'en l'éxaminant piéce à piéce. cette académie, après les jours de galilée & dès le tems de torricelli, rendit de grands services.

Quelques philosophes en angleterre, sous la sombre administration de cromwel, s'assemblérent pour cherchèr en [p. 161] paix des vérités, tandis que le fanatisme opprimait toute vérité. charles second, rappellé sur le trône de ses ancêtres par le repentir & par l'inconstance de sa nation, donna des lettres-patentes à cette académie naissante; mais c'est tout ce que le gouvernement donna. la société roiale, ou plustôt la société libre de londres travailla pour l'honneur de travailler. c'est de son sein que sortirent de nos jours les découvertes sur la lumiére, sur le principe de la gravitation, sur l'aberration des étoiles fixes, sur la géométrie transcendante, & cent autres inventions qui pourraient à cet égard faire appeller ce siécle, le siécle des anglais, aussi bien que celui de louis XIV.

En 1666, monsieur colbert, jaloux de cette nouvelle gloire, voulut que les français la partageassent; & à la priére de quelques savans, il fit agréèr à louis XIV l'établissement d'une académie des sciences. elle fut libre jusqu'en 1699, comme celle d'angleterre & comme l'académie française. colbert attira d'italie dominique cassini & huygens de hollande par de fortes pensions. ils découvrirent les satellites & l'anneau de saturne. on est redevable à huygens des horloges à pendule. on acquit peu-à-peu des connaissances de toutes les parties de la [p. 162] vraie physique, en rejetant tout sistéme. le public fut étonné de voir une chimie, dans laquelle on ne cherchait, ni le grand-œuvre, ni l'art de prolonger la vie au-de-là des bornes de la nature; une astronomie, qui ne prédisait pas les événemens du monde; une médecine indépendante des phases de la lune. la corruption ne fut plus la mére des animaux & des plantes. il n'y eut plus de prodiges, dès que la nature fut mieux connuë.

On l'étudia dans toutes ses productions. la géographie reçut des accroissemens étonnans. à peine louis XIV a-t-il fait bâtir l'observatoire, qu'il fait commencèr en 1669 une méridienne par dominique cassini & par picart. elle est continuée vers le nord en 1683 par la hire; & enfin cassini la prolonge en 1700, jusqu'à l'extrémité du roussillon. c'est le plus beau monument de l'astronomie, & il suffit pour éterniser ce siécle.

On envoie en 1672 des physiciens à la caienne, faire des observations utiles. ce voiage a été la premiére origine de la connaissance d'une nouvelle loi de la nature, que le grand neuton a démontrée; & il a préparé à ces voiages plus fameux, qui depuis ont illustré le régne de louis XV.

[p. 163] On fait partir en 1700 tournefort pour le levant. il y va recueillir des plantes, qui enrichissent le jardin roial, autrefois abandonné, remis alors en honneur, & aujourd'hui devenu digne de la curiosité de l'europe. la bibliothéque roiale, déja nombreuse, s'enrichit sous louis XIV de plus de trente-mille volumes; & cet éxemple est si bien suivi de nos jours, qu'elle en contient déja plus de cent-quatre-vingt-mille. il fait rouvrir l'école de droit, fermée depuis cent ans. il établit dans toutes les universités de france un professeur de droit français. il semble, qu'il ne devrait pas y en avoir d'autres, & que les bonnes loix romaines, incorporées à celles du païs, devraient formèr un seul corps des loix de la nation.

Sous lui, les journaux s'établissent. on n'ignore pas que le journal des savans, qui commença en 1665, est le pére de tous les ouvrages de ce genre, dont l'europe est aujourd'hui remplie, & dans lesquels trop d'abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles.

L'académie des belles-lettres, formée d'abord en 1663 de quelques membres de l'académie française, pour transmettre à la postérité par des médailles les actions de louis XIV, devint utile au [p. 164] public, dès qu'elle ne fut plus uniquement occupée du monarque, & qu'elle s'appliqua aux recherches de l'antiquité, & à une critique judicieuse des opinions & des faits. elle fit à peu-près dans l'histoire, ce que l'académie des sciences faisait dans la physique; elle dissipa des erreurs.

L'esprit de sagesse & de critique, qui se communiquait de proche en proche, détruisit insensiblement beaucoup de superstitions. c'est à cette raison naissante qu'on dut la déclaration du roi de 1672, qui défendit aux tribunaux d'admettre les simples accusations de sorcellerie. on ne l'eût pas osé sous henri quatre & sous louis XIII; & si depuis 1672 il y a eû encor des accusations de maléfices, les juges n'ont condanné les accusés, que comme des profanateurs, qui d'ailleurs emploiaient le poison.

Il était très commun auparavant, d'éprouver les sorciers en les plongeant dans l'eau, liés de cordes. s'ils surnageaient, ils étaient convaincus. plusieurs juges de province avaient ordonné ces épreuves; & elles continuérent encor long-tems parmi le peuple. tout berger était sorcier; & les amulétes, les anneaux constellés, étaient en usage dans les villes. les effets de la baguette de coudrier, [p. 165] avec laquelle on croit découvrir les sources, les trésors & les voleurs, passaient pour certains, & ont encor beaucoup de crédit dans plus d'une province d'allemagne. il n'y avait presque personne, qui ne se fit tirer son horoscope. on n'entendait parler que de secrets magiques; presque tout était illusion. des savans, des magistrats, avaient écrit sérieusement sur ces matiéres. on distinguait parmi les auteurs, une classe de démonographes. il y avait des régles pour discerner les vrais magiciens, les vrais possédés, d'avec les faux; enfin, jusques vers ces tems-là l'on n'avait guères adopté de l'antiquité, que des erreurs en tout genre.

Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes, que les cométes les effraïaient encor en 1680. on osait à peine combattre cette crainte populaire. jacques bernoulli, l'un des grands mathématiciens de l'europe, en répondant à propos de cette cométe aux partisans du préjugé, dit que la chevelure de la cométe ne peut être un signe de la colére divine, parce que cette chevelure est éternelle; mais que la queuë pourrait bien en être un. cependant, ni la tête, ni la queuë, ne sont éternelles. il falut que bayle écrivît contre le préjugé vulgaire, un livre alors fameux, que les [p. 166] progrès de la raison ont rendu aujourd'hui inutile.

On ne croirait pas, que les souverains eussent obligation aux philosophes. cependant il est vrai, que cet esprit philosophique, qui a gagné presque toutes les conditions excepté le bas peuple, a beaucoup contribué à faire valoir les droits des souverains. des querelles, qui auraient produit autrefois des excommunications, des interdits, des schismes, n'en ont point causé. si on a dit, que les peuples seraient heureux quand ils auraient des philosophes pour rois; il est très vrai de dire, que les rois en sont plus heureux, quand il y a beaucoup de leurs sujets, philosophes.

Il faut avouer, que cet esprit raisonnable, qui commence à présidèr à l'éducation dans les grandes villes, n'a pu empécher les fureurs des fanatiques des cévennes, ni prévenir la démence du petit peuple de paris autour d'un tombeau à saint-médard, ni calmer des disputes aussi acharnées que frivoles, entre des hommes qui auraient dû être sages. mais avant ce siécle, ces disputes eussent causé des troubles dans l'état; les miracles de saint-médard eussent été accrédités par les plus considérables citoiens; & le fanatisme, renfermé dans les montagnes [p. 167] des cévennes, se fût répandu dans les villes.

Tous les genres de science & de littérature ont été épuisés dans ce siécle; & tant d'écrivains ont étendu les lumiéres de l'esprit humain, que ceux qui en d'autres tems auraient passé pour des prodiges, ont été confondus dans la foule. leur gloire est peu de chose, à cause de leur nombre; & la gloire du siécle en est plus grande.

ARTS.

La saine philosophie ne fit pas en france d'aussi grands progrès qu'en angleterre & à florence; & si l'académie des sciences rendit des services à l'esprit humain, elle ne mit pas la france au-dessus des autres nations. toutes les grandes inventions & les grandes vérités vinrent d'ailleurs.

Mais dans l'éloquence, dans la poësie, dans la littérature, dans les livres de morale & d'agrément, les français furent les législateurs de l'europe. il n'y avait plus de goût en italie. la véritable éloquence était par-tout ignorée; la religion, enseignée ridiculement en chaire; & les causes, plaidées de même dans le barreau. les prédicateurs citaient virgile & ovide; les avocats, saint-augustin & saint-jérome. il ne s'était point encor trouvé de génie, qui eût donné à la langue française [p. 168] le tour, le nombre, la propriété du stile & la dignité. quelques vers de malherbe faisaient sentir seulement, qu'elle était capable de grandeur & de force; mais c'était tout. les mêmes génies, qui avaient écrit très bien en latin, comme un président de thou, un chancelier de l'hôpital, n'étaient plus les mêmes, quand ils maniaient leur propre langage, rebelle entre leurs mains. le français n'était encor recommandable, que par une certaine naïveté, qui avait fait le seul mérite de joinville, d'amiot, de marot, de montagne, de régnier, de la satire ménippée. cette naïveté tenait beaucoup à l'irrégularité, à la grossiéreté.

Jean de lingendes évêque de mâcon, aujourd'hui inconnu parce qu'il ne fit point imprimer ses ouvrages, fut le premier orateur qui parla dans le grand goût. ses sermons & ses oraisons funébres, quoique mêlées encor de la rouille de son tems, furent le modéle des orateurs, qui l'imitérent & le surpassérent. l'oraison funébre de charles-émanuel duc de savoie surnommé le grand dans son païs, prononcée par lingendes en 1630, était pleine de si grands traits d'éloquence, que fléchier longtems après en prit l'éxorde tout entier, aussi bien que le texte & plusieurs passages considérables, [p. 169] pour en orner sa fameuse oraison funébre du vicomte de turenne.

Balzac en ce tems-là donnait du nombre & de l'harmonie à la prose. il est vrai, que ses lettres étaient des harangues empoulées; il écrivait au premier cardinal de rets: «vous venez de prendre le sceptre des rois & la livrée des roses.» il écrivait de rome à bois-robert, en parlant des eaux de senteur: «je me sauve à la nage dans ma chambre, au milieu des parfums.» avec tous ces défauts, il charmait l'oreille. l'éloquence a tant de pouvoir sur les hommes, qu'on admira balzac de son tems, pour avoir trouvé cette petite partie de l'art ignorée & nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles; & même pour l'avoir emploiée souvent hors de sa place.

Voiture donna quelque idée des graces legéres de ce stile épistolaire, qui n'est pas le meilleur, puisqu'il ne consiste que dans la plaisanterie. c'est un baladinage de l'esprit, que deux tomes de lettres dans lesquelles il n'y en a pas une seule instructive, pas une qui parte du cœur, qui peigne les mœurs du tems & les caractéres des hommes; c'est plustôt un abus qu'un usage de l'esprit.

La langue commençait à s'épurer, & à prendre une forme constante. on en [p. 170] était redevable à l'académie française, & surtout à vaugelas. sa traduction de quinte-curce, qui parut en 1646, fut le premier bon livre écrit purement; & il s'y trouve peu d'expressions & de tours, qui aïent vieilli.

Olivier patru, qui le suivit de près, contribua beaucoup à régler, à épurer le langage; & quoiqu'il ne passât pas pour un avocat profond, on lui dut néanmoins l'ordre, la clarté, la bienséance, l'élégance du discours; mérites absolument inconnus avant lui au barreau.

Un des ouvrages, qui contribua le plus à former le goût de la nation & à lui donnèr un esprit de justesse & de précision, fut le petit recueil des maximes de françois duc de la rochefoucault. quoiqu'il n'y ait presque qu'une vérité dans ce livre, qui est que l'amour propre est le mobile de tout; cependant cette pensée se présente sous tant d'aspects variés, qu'elle est presque toûjours piquante. c'est moins un livre, que des matériaux pour ornèr un livre. on lut avidement ce petit recueil; il accoûtuma à pensèr & à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis & délicat. c'était un mérite que personne n'avait eû avant lui en europe, depuis la renaissance des lettres. mais le premier livre de génie, qu'on vit en [p. 171] prose, fut le recueil des lettres provinciales en 1654. toutes les sortes d'éloquence y sont renfermées. il n'y a pas un seul mot, qui depuis cent ans se soit ressenti du changement qui altére souvent les langues vivantes. il faut rapportèr à cet ouvrage l'époque de la fixation du langage. l'évêque de luçon fils du célébre bussi m'a dit, qu'aiant demandé à monsieur de meaux, quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s'il n'avait pas fait les siens, bossuet lui répondit, les lettres provinciales.

Le bon goût qui régne d'un bout à l'autre dans ce livre & la vigueur des derniéres lettres ne corrigérent pas d'abord le stile lâche, diffus, incorrect & décousu, qui depuis longtems était celui de presque tous les écrivains, des prédicateurs & des avocats.

Un des premiers, qui étala dans la chaire une raison toûjours éloquente, fut le pére bourdalouë vers l'an 1668. ce fut une lumiére nouvelle. il y a eû après lui d'autres orateurs de la chaire, comme le pére massillon évêque de clermont, qui ont répandu dans leurs discours plus de graces, des peintures plus fines & plus pénétrantes des mœurs du siécle; mais aucun ne l'a fait oublier. dans son stile plus nerveux que fleuri, sans aucune [p. 172] imagination dans l'expression, il paraît vouloir plustôt convaincre, que toucher; & jamais il ne songe à plaire.

Peut-être serait-il à souhaiter, qu'en bannissant de la chaire le mauvais goût qui l'avilissait, il en eût banni aussi cette coûtume de précher sur un texte. en effet, parler long-tems sur une citation d'une ligne ou deux, se fatiguèr à compasser tout son discours sur cette ligne; un tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité de ce ministére. le texte devient une espéce de devise, ou plustôt d'énigme, que le discours dévelope. jamais les grecs & les romains ne connurent cet usage. c'est dans la décadence des lettres, qu'il commença; & le tems l'a consacré.

L'habitude de diviser toûjours en deux ou trois points des choses qui comme la morale n'éxigent aucune division, ou qui en demanderaient davantage comme la controverse, est encor une coûtume génante, que le pére bourdalouë trouva introduite, & à laquelle il se conforma.

Il avait été précédé par bossuet depuis évêque de meaux. celui-ci, qui devint un si grand homme, s'était d'abord destiné au parti de la robe; & il s'était engagé dans sa grande jeunesse, à épouser mademoiselle [p. 173] desvieux, fille d'un rare mérite. ses talens pour la théologie & pour cette espéce d'éloquence qui le caractérise, se montrérent de si bonne heure, que ses parens & ses amis le déterminérent à l'église. mademoiselle desvieux l'y engagea elle-même, préférant la gloire qu'il devait acquérir, au bonheur de vivre avec lui. voilà la source d'un bruit qui s'est répandu dans le monde, qu'il était marié. ce conte, long-tems accrédité chez ce petit nombre d'hommes qui tire vanité de savoir les secrets des familles, n'avait ni vérité ni vraisemblance. il avait préché assez jeune devant le roi & la reine mére en 1662, long-tems avant que le pére bourdalouë fût connu. ses discours soûtenus d'une action noble & touchante, les premiers qu'on eût encor entendus à la cour qui approchassent du sublime, eûrent un si grand succès, que le roi fit écrire en son nom à son pére intendant de soissons, pour le féliciter d'avoir un tel fils.

Cependant, quand le pére bourdalouë parut, monsieur bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur. il s'était déja donné aux oraisons funébres; genre d'éloquence, où il faut de l'imagination & une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poësie, dont il faut toûjours [p. 174] emprunter quelque chose, quoiqu'avec discrétion, quand on tend au sublime. l'oraison funébre de la reine mére, qu'il prononça en 1667, lui valut l'évéché de condom: mais ce discours n'était pas encor digne de lui; & il ne fut pas imprimé, non plus que ses sermons. l'éloge funébre de la reine d'angleterre veuve de charles I, qu'il fit en 1669, parut presqu'en tout un chef-d'œuvre. les sujets de ces piéces d'éloquence sont heureux, à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés. c'est en quelque façon comme dans les tragédies, où les grandes infortunes des principaux personnages sont ce qui intéresse davantage. l'éloge funébre de madame, enlevée à la fleur de son âge & morte entre ses bras, eut le plus grand & le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour: il fut obligé de s'arrétèr après ces paroles: ô nuit désastreuse! nuit effroiable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle, madame se meurt, madame est morte, &c. l'auditoire éclata en sanglots; & la voix de l'orateur fut interrompuë par ses soupirs & par ses pleurs.

Les français furent les seuls, qui réussirent dans ce genre d'éloquence. le même homme quelque-tems après en inventa [p. 175] un nouveau, qui ne pouvait guères avoir de succès qu'entre ses mains. il appliqua l'art oratoire à l'histoire même, qui semble l'exclure. son discours sur l'histoire universelle, composé pour l'éducation du dauphin, n'a eû ni modéle ni imitateurs. si le sistéme qu'il adopte, pour concilier la chronologie des juifs avec celle des autres nations, a trouvé des contradicteurs chez les savans, son stile n'a trouvé que des admirateurs. on fut étonné de cette force majestueuse, dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l'accroissement & la chûte des grands empires; & de ces traits rapides d'une vérité énergique, dont il peint & dont il juge les nations.

Presque tous les ouvrages qui honorérent ce siécle, étaient dans un genre inconnu à l'antiquité. le télémaque est de ce nombre. fénelon, le disciple, l'ami de bossuet, & depuis devenu malgré lui son rival & son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à la fois du roman & du poëme, & qui substituë une prose cadencée à la versification. il semble qu'il ait voulu traiter le roman, comme monsieur de meaux avait traité l'histoire, en lui donnant une dignité & des charmes inconnus, & sur tout en tirant de ces fictions une morale utile au genre [p. 176] humain; morale entiérement négligée dans toutes les inventions fabuleuses. on a cru, qu'il avait composé ce livre pour servir de thémes & d'instruction au duc de bourgogne & aux deux autres enfans de france, dont il fut le précepteur; ainsi que bossuet avait fait son histoire universelle, pour l'éducation de monseigneur. mais son neveu le marquis de fénelon, héritier de la vertu de cet homme célébre, & qui a été tué à la bataille de rocou, m'a assûré le contraire. en effet, il n'eût pas été convenable, que les amours de calypso & d'eucharis eussent été les premiéres leçons, qu'un prêtre eût données aux enfans de france.

Il ne fit cet ouvrage, que lorsqu'il fut relégué dans son archévéché de cambrai. plein de la lecture des anciens, & né avec une imagination vive & tendre, il s'était fait un stile, qui n'était qu'à lui & qui coulait de source avec abondance. j'ai vû son manuscrit original: il n'y a pas dix ratures. on prétend, qu'un domestique lui en déroba une copie, qu'il fit imprimer. si cela est, l'archévêque de cambrai dut à cette infidélité toute la réputation qu'il eut en europe. mais il lui dut aussi d'être perdu pour jamais à la cour. on crut voir dans le télémaque, une critique indirecte du gouvernement de louis [p. 177] XIV. sésostris qui triomphait avec trop de faste, idoménée qui établissait le luxe dans salente & qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi. son ministre louvois semblait, aux yeux des mécontens, représenté sous le nom de protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands capitaines qui servaient l'état & non le ministre.

Les alliés, qui dans la guerre de 1688 s'unirent contre louis XIV, & qui depuis ébranlérent son trône dans la guerre de 1701, se firent un[e] joie de le reconnaître dans ce même idoménée, dont la hauteur révolte tous ses voisins. ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur de ce stile harmonieux, qui insinuë d'une maniére si tendre la modération & la concorde. les étrangers & les français même, lassés de tant de guerres, virent avec une consolation maligne, une satire dans un livre fait pour enseigner la vertu. les éditions en furent innombrables. j'en ai vû quatorze en langue anglaise. il est vrai, qu'après la mort de ce monarque, si craint, si envié, si respecté de tous & si haï de quelques-uns, quand la malignité humaine a cessé de s'assouvir des allusions prétenduës qui censuraient sa conduite, les juges d'un goût sévére ont traité le télémaque avec [p. 178] quelque rigueur. ils ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées & trop uniformes de la vie champêtre: mais le livre a toûjours été regardé comme un des beaux monumens d'un siécle florissant.

On peut compter parmi les productions d'un genre unique, les caractéres de la bruïére. il n'y avait pas chez les anciens plus d'éxemples d'un tel ouvrage, que du télémaque. un stile rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue mais qui n'en blesse pas les régles, frapérent le public; & les allusions, qu'on y trouvait en foule, achevérent le succès. quand la bruïére montra son ouvrage manuscrit à malésieux, celui-ci lui dit: voilà dequoi vous attirer beaucoup de lecteurs & beaucoup d'ennemis. ce livre baissa dans l'esprit des hommes, quand une génération entiére, attaquée dans l'ouvrage, fut passée. cependant, comme il y a des choses de tous les tems & de tous les lieux, il est à croire qu'il ne sera jamais oublié.

Le télémaque n'a point fait d'imitateurs; les caractéres de la bruïére en ont produit. il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous [p. 179] frapent, que d'écrire un long ouvrage d'imagination, qui plaise & qui instruise à la fois. l'art délicat de répandre des graces jusques sur la philosophie, fut encor une chose nouvelle, dont le livre des mondes fut le premièr éxemple, mais éxemple dangereux, parce que la véritable parure de la philosophie est l'ordre, la clarté & surtout la vérité. ce qui pourrait empécher cet ouvrage ingénieux, d'être mis par la postérité au rang de nos livres classiques, c'est qu'il est fondé en partie sur la chimére des tourbillons de descartes.

Il faut ajoûtèr à ces nouveautés, celle que produisit bayle, en donnant une espéce de dictionnaire de raisonnement. c'est le premier ouvrage de ce genre, où l'on puisse apprendre à penser. il faut abandonnèr à la destinée des livres ordinaires, les articles de ce recueil, qui ne contiennent que de petits faits, indignes à la fois de bayle, d'un lecteur grave & de la postérité. au reste, en plaçant ici bayle parmi les auteurs qui ont honoré le siécle de louis XIV, quoiqu'il fût réfugié en hollande, je ne fais en cela que me conformèr à l'arrêt du parlement de toulouse, qui, en déclarant son testament valide en france malgré la rigueur des loix, dit expressément, qu'un tel [p. 180] homme ne peut être regardé comme un étranger.

On ne s'appesantira point ici sur la foule des bons livres que ce siécle a fait naître; on ne s'arrête qu'aux productions de génie singuliéres & neuves, qui le caractérisent & qui le distinguent des autres siécles. l'éloquence de bossuet & de bourdalouë, par éxemple, n'était & ne pouvait être celle de cicéron. si quelque chose approche de l'orateur romain, ce sont les trois mémoires que pélisson composa pour fouquet. ils sont dans le même genre que plusieurs oraisons de cicéron, un mélange d'affaires judiciaires & d'affaires d'état, traité solidement avec un art qui paraît peu, & orné d'une éloquence touchante.

Nous avons eû des historiens; mais point de tite-live. le stile de la conspiration de venise est comparable à celui de saluste. on voit que l'abbé de saint-réal l'avait pris pour modéle; & peut-être l'a-t-il surpassé. tous les autres écrits dont on vient de parler, semblent être d'une création nouvelle. c'est là surtout, ce qui distingue cet âge illustre; car pour des savans & des commentateurs, le seiziéme & le dix-septiéme siécle en avaient beaucoup produit; mais le vrai génie en aucun genre n'était encor dévelopé.

[p. 181] Qui croirait, que tous ces bons ouvrages en prose n'auraient probablement jamais éxisté, s'ils n'avaient été précédés par la poësie! c'est pourtant la destinée de l'esprit humain dans toutes les nations: les vers furent partout les premiers enfans du génie & les premiers maîtres d'éloquence.

Les peuples sont ce qu'est chaque homme en particulier. platon & cicéron commencérent par faire des vers. on ne pouvait encor citèr un passage noble & sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa malherbe; & il y a grande apparence, que sans pierre corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas dévelopé.

Cet homme est d'autant plus admirable, qu'il n'était environné que de très mauvais modéles, quand il commença à donner des tragédies. ce qui devait encor lui fermer le bon chemin, c'est que ces mauvais modéles étaient estimés; & pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de richelieu, le protecteur des gens de lettres & non pas du bon goût. il récompensait de méprisables écrivains, qui d'ordinaire sont rempans; & par une hauteur d'esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec [p. 182] quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. il est bien rare qu'un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protége sincérement les bons artistes.

Corneille eut à combattre son siécle, ses rivaux & le cardinal de richelieu. je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le cid. je remarquerai seulement, que l'académie, dans ses judicieuses décisions entre corneille & scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de richelieu, en condannant l'amour de chiméne. aimer le meurtrier de son pére & poursuivre la vangeance de ce meurtre, était une chose admirable. vaincre son amour eût été un défaut capital dans l'art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur. mais l'art était inconnu alors à tout le monde, hors à l'auteur.

Le cid ne fut pas le seul ouvrage de corneille, que le cardinal de richelieu voulut rabaisser. l'abbé d'aubignac nous apprend, que ce ministre désapprouva polieucte.

Le cid, après tout, était une imitation très embellie de guillain de castro, & en plusieurs endroits, une traduction. cinna, qui le suivit, était unique. j'ai connu un ancien domestique de la maison de [p. 183] condé, qui disait, que le grand condé à l'âge de vingt ans, étant à la premiére représentation de cinna, versa des larmes à ces paroles d'auguste:

Je suis maître de moi, comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. ô siécles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma nouvelle victoire.
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux,
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soions amis, cinna; c'est moi qui t'en convie.

c'étaient là des larmes de héros. le grand corneille faisant pleurer le grand condé d'admiration, est une époque bien célébre dans l'histoire de l'esprit humain.

La quantité de piéces indignes de lui, qu'il fit plusieurs années après, n'empécha pas la nation de le regarder comme un grand homme; ainsi que les fautes considérables d'homére n'ont jamais empéché qu'il ne fût sublime. c'est le privilége du vrai génie & surtout du génie qui ouvre une carriére, de faire impunément de grandes fautes.

[p. 184] Corneille s'était formé tout seul; mais louis XIV, colbert, sophocle & euripide contribuérent tous à former racine. une ode, qu'il composa à l'âge de dix-huit ans pour le mariage du roi, lui attira un présent qu'il n'attendait pas, & le détermina à la poësie. sa réputation s'est accrûë de jour en jour; & celle des ouvrages de corneille a un peu diminué. la raison en est, que racine dans tous ses ouvrages depuis son aléxandre, est toûjours élégant, toûjours correct, toûjours vrai; qu'il parle au cœur: & que l'autre manque trop souvent à tous ces devoirs. racine passa de bien loin & les grecs & corneille dans l'intelligence des passions, & porta la douce harmonie de la poësie, ainsi que les graces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. ces hommes enseignérent à la nation, à penser, à sentir & à s'exprimer. leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévéres pour ceux même qui les avaient éclairés.

Il y avait très peu de personnes en france, du tems du cardinal de richelieu, capables de discerner les défauts du cid; & en 1702, quand athalie le chef-d'œuvre de la scéne fut représentée chez madame la duchesse de bourgogne, [p. 185] les courtisans se crurent assez habiles pour la condanner. le tems a vangé l'auteur; mais ce grand homme est mort, sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. un nombreux parti se piqua toûjours de ne pas rendre justice à racine. madame de sévigné, la premiére personne de son siécle pour le stile épistolaire & surtout pour conter des bagatelles avec grace, croit toûjours que racine n'ira pas loin. elle en jugeait comme du caffé, dont elle dit qu'on se désabusera bientôt. il faut du tems, pour que les réputations meurissent.

La singuliére destinée de ce siécle rendit moliére contemporain de corneille & de racine. il n'est pas vrai que moliére, quand il parut, eût trouvé le théatre absolument dénué de bonnes comédies. corneille lui-même avait donné le menteur, piéce de caractére & d'intrigue, prise du théatre espagnol; & moliére n'avait encor fait paraître que deux de ses chefs-d'œuvre, lorsque le public avait la mére coquette de quinaut; piéce à la fois de caractére & d'intrigue, & même modéle d'intrigue. elle est de 1664; c'est la premiére comédie, où l'on ait peint ceux que l'on a appellés depuis les marquis. la plûpart des grands seigneurs de la cour de louis XIV voulaient imiter cet air de [p. 186] grandeur, d'éclat & de dignité qu'avait leur maître. ceux d'un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers; & il y en avait enfin, & même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux & cette envie dominante de se faire valoir, jusqu'au plus grand ridicule.

Ce défaut dura long-tems. moliére l'attaqua souvent; & il contribua à défaire le public de ces importans subalternes, ainsi que de l'affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe & du latin des médecins. moliére fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. je ne parle ici que de ce service rendu à son siécle; on sait assez ses autres mérites.

C'était un tems digne de l'attention des tems à venir, que celui où les héros de corneille & de racine, les personnages de moliére, les symphonies de lulli toutes nouvelles pour la nation, & (puisqu'il ne s'agit ici que des arts) les voix des bossuet & des bourdalouë, se faisaient entendre à louis XIV, à madame si célébre par son goût, à un condé, à un turenne, à un colbert, & à cette foule d'hommes supérieurs qui parurent en tout genre. ce tems ne se retrouvera plus, où un duc de la rochefoucault l'auteur des maximes, au sortir de la conversation [p. 187] d'un pascal & d'un arnauld, allait au théatre de corneille.

Despréaux s'élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premiéres satires, car les regards de la postérité ne s'arréteront pas sur les embarras de paris & sur les noms des cassaigne & des cotin; mais il instruisait cette postérité, par ses belles épitres & surtout par son art poëtique, où corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.

La fontaine, bien moins châtié dans son stile, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté & dans les graces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.

Quinaut, dans un genre tout nouveau & d'autant plus difficile qu'il paraît plus aisé, fut digne d'être placé avec tous ces illustres contemporains. on sait, avec quelle injustice boileau voulut le décrier. il manquait à boileau d'avoir sacrifié aux graces. il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme, qui n'était connu que par elles. le véritable éloge d'un poëte, c'est qu'on retienne ses vers. on sait par cœur des scénes entiéres de quinaut; c'est un avantage qu'aucun opéra d'italie ne pourrait obtenir. la musique française est demeurée dans une simplicité [p. 188] qui n'est plus du goût d'aucune nation. mais la simple & belle nature, qui se montre souvent dans quinaut avec tant de charmes, plaît encor dans toute l'europe, à ceux qui possédent notre langue & qui ont le goût cultivé. si on trouvait dans l'antiquité un poëme comme armide, avec quelle idolâtrie il seroit[sic] reçu! mais quinaut était moderne.

Tous ces grands hommes furent connus & protégés de louis XIV, excepté la fontaine. son extrême simplicité, poussée jusqu'à l'oubli de soi-même, l'écartait d'une cour, qu'il ne cherchait pas. mais le duc de bourgogne l'accueillit; & il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. le pére pujet se fit un grand mérite, d'avoir traité cet homme de mœurs si innocentes, comme s'il eût parlé à la brinvilliers & à la voisin. ses contes ne sont que ceux du pogge, de l'arioste & de la reine de navarre. si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. on pourrait appliquèr à la fontaine son admirable fable des animaux malades de la peste, qui s'accusent de leurs fautes: on y pardonne tout aux lions, aux loups & aux ours; & un animal innocent est [p. 189] dévoué pour avoir mangé un peu d'herbe.

Dans l'école de ces génies, qui seront les délices & l'instruction des siécles à venir, il se forma une foule d'esprits agréables, dont on a une infinité de petits ouvrages délicats, qui font l'amusement des honnêtes gens, ainsi que nous avons eû beaucoup de peintres gracieux, qu'on ne met pas à côté des poussin, des sueur & des le brun.

Cependant, vers la fin du régne de louis XIV, deux hommes percérent la foule des génies médiocres, & eûrent beaucoup de réputation. l'un était la motte-houdart, homme d'un esprit plus sage & plus étendu que sublime, écrivain délicat & méthodique en prose, mais manquant souvent de feu & d'élégance dans sa poësie, & même de cette éxactitude qu'il n'est permis de négliger qu'en faveur du sublime. il donna d'abord de belles stances plustôt que de belles odes. son talent déclina bientôt après: mais beaucoup de beaux morceaux, qui nous restent de lui en plus d'un genre, empécheront toûjours qu'on ne le mette au rang des auteurs méprisables. il prouva, que dans l'art d'écrire, on peut être encor quelque chose au second rang.

L'autre était rousseau, qui avec moins [p. 190] d'esprit, moins de finesse & de facilité que la motte, eut beaucoup plus de talent pour l'art des vers. il ne fit des odes qu'après la motte; mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d'images. il égala dans ses pseaumes l'onction & l'harmonie qu'on remarque dans les cantiques de racine. ses épigrammes sont mieux travaillées que celles de marot. il réussit bien moins dans les opéra qui demandent de la sensibilité, & dans les comédies qui veulent de la gaïeté. ces deux caractéres lui manquaient. ainsi il échoua dans ces deux genres, qui lui étaient étrangers.

Il aurait corrompu la langue française, si le stile marotique, qu'il emploia dans ses ouvrages sérieux, avait été imité. mais heureusement ce mélange de la pureté de notre langue avec la difformité de celle qu'on parlait il y a deux-cent ans, n'a été qu'une mode passagére. quelques-unes de ses épitres sont des imitations un peu forcées de despréaux, & ne sont pas fondées sur des idées aussi claires, & sur des vérités reconnuës: le vrai seul est aimable.

Il dégénéra beaucoup dans les païs étrangers; soit que l'âge & les malheurs eussent affaibli son génie, soit que son principal mérite consistant dans le choix [p. 191] des mots & dans les tours heureux, mérite plus nécessaire & plus rare qu'on ne pense, il ne fût plus à portée des mêmes secours. il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs, celui de n'avoir plus de critiques sévéres.

Ses longues infortunes eûrent leur source dans un amour propre trop indomptable, & trop mélé de jalousie & d'animosité. son éxemple doit être une leçon frapante pour tout homme à talens; mais on ne le considére ici, que comme un écrivain qui n'a pas peu contribué à l'honneur des lettres.

Il ne s'éleva guères de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres; & à peu-près vers le tems de la mort de louis XIV, la nature sembla se reposer.

La route était difficile au commencement du siécle, parce que personne n'y avait marché: elle l'est aujourd'hui, parce qu'elle a été battuë. les grands hommes du siécle passé ont enseigné à pensèr & à parler; ils ont dit ce qu'on ne savait pas. ceux qui leur succédent, ne peuvent guères dire que ce qu'on sait. enfin, une espéce de dégoût est venu de la multitude des chefs-d'œuvre: & le siécle passé aiant été le précepteur du siécle présent, il est devenu si facile [p. 192] d'écrire des choses médiocres, qu'on a été inondé de livres frivoles, & que la littérature a eu autant de besoin d'être réprimée, qu'elle en avait d'être encouragée au commencement du dix-septiéme siécle.