ISSN 2271-1813

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Dictionnaire de la presse française pendant la Révolution 1789-1799

C O M M A N D E R

   

Dictionnaire des journaux 1600-1789, sous la direction de Jean Sgard, Paris, Universitas, 1991: notice 829

LETTRES JUIVES (1735-1737)

1Titres Lettres juives, ou Correspondance Philosophique, Historique et Critique, Entre un Juif Voyageur à Paris et ses Correspondans en divers Endroits.

Continuées par les Lettres cabalistiques (1737-1738).

2Dates Décembre 1735 - septembre 1737. Six tomes.

Périodicité annoncée et réelle des demi-feuilles: bihebdomadaire (les lundi et jeudi).

1736: t. I-III; 1737: t. IV-VI.

3Description Chaque tome comprend (outre une Epître dédicatoire et une Préface du traducteur non paginées) trente lettres correspondant à 240 p. (chaque lettre ou livraison étant de 8 p.; mais t. VI: 244 p., la Lettre 151 comptant 12 p.).

Cahier de 16 p., 95 x 150, in-8º.

4Publication A La Haye, Chez Pierre Paupie.

Les Lettres précisent: «Libraire sur la Sale» (à partir de la Lettre 146: «Libraire sur le Spuy»).

Les Lettres se trouvent à Amsterdam chez F. Changuion et J. Ryckhoff fils (et également, à partir de la Lettre 49 chez P. Mortier, à partir de la Lettre 69 chez Ledet et Compagnie, à partir de la Lettre 94 chez H. Uytwerff), à Rotterdam chez la veuve T. Johnson (et fils à partir de la Lettre 94), à Leyde chez J. et H. Verbeek, à Utrecht chez E. Néaulme, et à partir de la Lettre 128, à Breda chez J.V. Kieboom.

Tirage à 1000 exemplaires environ, mais, par suite du succès, le t. V est imprimé à plus de 2000 exemplaires.

La demi-feuille qui contient le Titre, l'Epître et la Préface et qui paraît au moment de la réunion en volume, c'est-à-dire après les Lettres 30, 60, etc., est distribuée gratis par reconnaissance de l'auteur pour l'empressement du public.

5Collaborateurs Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'ARGENS.

6Contenu Contenu annoncé: «traduction des principales lettres» du Juif Aaron Monceca et des réponses de ses deux correspondants (également juifs) sur les «sujets» «dignes de [leurs] réflexions» (Lettre de Monsieur D*** au libraire): mœurs, coutumes, galanterie, littérature (Préface, t. I) relativement aux différents pays traversés par les épistoliers voyageurs. Le but du «traducteur» est de condamner le vice, détruire la superstition et le fanatisme, démasquer l'hypocrisie et la mauvaise foi, faire aimer la vertu et les sciences (Préface du traducteur).

Contenu réel: dans le cadre de lettres aux formes variées, étude et comparaison, en un mouvement fortement empreint d'esprit satirique, des caractères, mœurs, usages, conditions, lois, croyances, institutions... des pays de l'Europe occidentale, du Maghreb et du Moyen-Orient tant sur le plan social et politique (formes de gouvernement, censure, droit à la révolte...) que sur le plan moral, scientifique, philosophique ou religieux (les trois religions monothéistes et leurs livres, dogmes, rites, sectes...); nouvelles de l'actualité historique (affaires de Corse) et littéraire (extraits de livres et pièces, Querelle des Anciens et des Modernes...); quelques pièces fugitives.

Principaux centres d'intérêt: caractère polémique et philosophique: la satire vigoureuse, répétée et souvent amusante relative à toutes les marques de préjugés, de superstition et de fanatisme, et d'où la religion chrétienne sort vilipendée (disputes théologiques, guerres et persécutions religieuses, Inquisition, croisades et missions, indulgences et reliques...; objectifs privilégiés de ce combat: la Rome impérialiste et le Pape, les moines, jésuites et jansénistes convulsionnaires, affaire Girard-La Cadière); la critique du despotisme, de la guerre, des conquêtes...; les options philosophiques qu'incarnent la Hollande et aussi l'Angleterre: raison, vérité, liberté, tolérance, déisme, vertu, culte de l'étude et des sciences, considération des savants, primat du seul mérite...; l'ampleur et l'utilité de l'exercice comparatif (parallèles entre les peuples) considéré comme seul efficace pour la libération des entraves de l'esprit; la documentation sur les civilisations de l'Europe occidentale et du bassin méditerranéen; le problème juif.

Principaux auteurs mentionnés: en dehors des écrivains anciens grecs et latins et des Docteurs et Pères de l'Eglise, citons, parmi les jésuites, les pères Hardouin, Mariana, Pétau; parmi les jansénistes, Arnauld et Pascal; parmi les historiens, Mézezai, de Thou, Rapin de Thoyras; parmi les poètes, J.B. Rousseau et Pope; et surtout parmi les philosophes, Bayle, Descartes, Gassendi, Locke, Malebranche, Montaigne, Newton, Spinoza, Voltaire.

7Exemplaires Collection étudiée: B.M. Bordeaux, B 11160 (1-6). B.M. Strasbourg; Bibliothèque de Padoue; Bibliothèque de Théologie protestante, Montpellier.

8Bibliographie DP2, art. «Argens»; B.H.C., p. 59.

Rééditions: — 1738, Lettres juives, ou Correspondance Philosophique, Historique et Critique, Entre un Juif Voyageur en différens Etats de l'Europe, et ses Correspondans en divers Endroits, «Nouvelle Edition Augmentée de XX Nouvelles Lettres, de Quantité de Remarques, et de plusieurs Figures», La Haye, Pierre Paupie, 6 vol. «Avec Portrait de Jean-Bapiste de B... Marquis d'Argens Né le 24 juin 1704» (Theod. Van Pee pinxit, J.V. Schley sculp. 1738), frontispice gravé (Isaac, Aaron Monceca et Jacob Brito présentent leurs Lettres juives à Dom Quichotte, Sancho Pança et Maître Nicolas le barbier) et six vignettes historiques (une par tome, illustrant respectivement les Lettres 7, 74, 111, 138, 152, 193). T. I, II, III: 40 lettres chacun (le t. I comprend en outre un Avertissement, une Préface générale de tout l'ouvrage, un Avis au relieur et un commentaire des gravures); t. IV: L. 121-155, t. V: L. 156-190, t. VI: L. 191-200 + Table des matières (non paginée). Les Lettres ajoutées élargissent ou approfondissent des thèmes déjà abordés: politique, philosophique, religieux... (B.N., Z 15332-15337). In-8º et in-12 (Epîtres et Préfaces du Traducteur reprises). — 1742: La Haye, Pierre Paupie, 6 vol. (B.N., Z 15338-15343). — 1754: La Haye, Pierre Paupie, 8 vol. (203 lettres, les 3 nouvelles ayant trait aux affaires politiques de l'Europe et aux changements survenus depuis la mort de l'Empereur Charles VI) (B.N., Z 39445-39452). — 1764: «Nouvelle édition, Augmentée de nouvelles Lettres et de quantité de remarques», La Haye, Pierre Paupie, 8 vol. (B.M. Bordeaux, D.U. 13430) (1-8). — 1766: ibid., 8 vol., B.M. Toulouse P.13475 (1-8). — 1777: ibid., 8 vol., B.M. Grenoble.

Les Lettres juives sont par ailleurs rééditées avec les Lettres cabalistiques et chinoises et La Philosophie du bon sens sous le titre Œuvres du Marquis d'Argens, Berlin, 1768, 24 vol.

Contrefaçons: 1736-1737: Amsterdam, P. Gautier, 6 vol. — 1738-1739: Lausanne, Marc-Michel Bousquet, 7 vol. (titre du t. VII: «Supplément ou Tome septième des Lettres juives contenant les XX Nouvelles Lettres mises dans la dernière édition de La Haye — à quoi l'on a ajouté une Epître dédicatoire à l'auteur et une CCIème Lettre très curieuse qui ne se trouve pas dans la susdite édition de La Haye»). — M.M. Bousquet réédite à Lausanne les Lettres juives en 1742 (6 vol.) et 1750-1751 (nouv. éd., 7 vol.).

Mentions dans la Gazette d'Amsterdam (6, 16, 23 et 30 déc. 1735; 3 janv., 24 et 28 févr., 30 mars, 27 avril, 6 et 13 juil. 1736; 12 févr., 24 mai, 25 et 28 juin, 5 juil. 1737; 21 févr., 4 et 11 juil. 1738), Gazette d'Utrecht (13 et 16 févr., 1 et 29 mars 1736), J. de Trévoux (juil. 1736, I, p. 1349-1362), Mercure de France (juil. 1736, p. 1615), Bibliothèque germanique (1737, t. 37, p. 12 et t. 40, p. 112-124), Le Pour et Contre (t. XII, 1737, p. 313-14), Lettres cabalistiques (passim) et chinoises (t. I, Préface), Anecdotes historiques, galantes et littéraires (1737, Réponse 3), Correspondance historique, philosophique et critique entre Ariste, Lisandre et quelques autres amis. Pour servir de Réponse aux Lettres juives (1737-1738), Théâtre du siècle ou Goût moderne (1739), L'Année littéraire (1754, t. V, p. 169-187 et 311-327). – Johnston E., Le Marquis d'Argens. Sa vie et ses œuvres. Essai biographique et critique, Paris, 1928. – Fransen J., «Correspondance entre le marquis d'Argens et Prosper Marchand», dans Mélanges J.J. Salverda de Grave, Groningue, 1933, p. 116-125. – Bush N.R., The Marquis d'Argens and his Philosophical Correspondence. A critical study of d'Argens's «Lettres juives», «Lettres cabalistiques» and «Lettres chinoises», Michigan, 1953. – Molino J., Le Bon Sens du marquis d'Argens. Un philosophe en 1740, thèse dact. Paris IV, 1972. – Granderoute R., «A propos du marquis d'Argens», Le Journalisme d'ancien régime, P.U. Lyon, 1982, p. 315-331.

Historique Blessé lors de la campagne de Philipsbourg et contraint de quitter le service, d'Argens s'établit en Hollande dans une retraite studieuse et décide d'embrasser la carrière littéraire. Il imagine sur le modèle des Lettres persanes, et, par-delà, de l'Espion turc (quoi qu'il dise dans la Préface du t. V des Lettres juives) une Correspondance où se mêlent d'ailleurs aussi les souvenirs de Voltaire (Lettres philosophiques) et de Bayle (Dictionnaire historique et critique). Réduit par sa famille à la moitié de la pension qui lui avait été versée jusqu'alors, il cherche dans son entreprise périodique, au début du moins («les trois premiers mois», précise-t-il dans la Préface du t. I des Lettres chinoises), une ressource financière complémentaire (il touche 4 # par lettre et 150 par volume, ayant refusé les 20 florins supplémentaires que lui offre Paupie pour chaque tome à partir du 2e), ce qui n'a rien de «messéant», car un auteur peut retirer de ses ouvrages «un salaire modeste» sans être pour autant traité d'«auteur mercenaire» (ibid.).

Dans ce premier travail littéraire, d'Argens est aidé par des «amis aussi éclairés que zélés» (Nouveaux Mémoires de l'Académie royale des sciences et belles-lettres, Année 1771, Berlin, Voss, 1773, p. 48) au premier rang desquels figure Prosper Marchand. Celui-ci, en effet, joue d'abord un rôle d'intermédiaire entre le libraire et le journaliste, d'Argens ne voulant être découvert ni par Paupie, ni par sa famille, ni par... ses ennemis nombreux et puissants (d'où ses installations successives, au cours des années 1735-1737, à La Haye, Amsterdam, Utrecht, Maarssen, de nouveau Amsterdam). C'est Marchand qui, à La Haye, reçoit les lettres et les transmet à Paupie, et qui, en retour, fait parvenir l'argent à d'Argens. D'autre part, il ne cesse lui-même de guider l'écrivain: il corrige, ajoute, retranche, il écarte une lettre, suggère l'idée d'une autre, envoie un ouvrage nouveau propre à susciter un développement épistolaire, adoucit ou au contraire aiguise la satire, répond à des critiques, remplit un vide volontairement laissé par l'auteur, accommode telle lettre d'une manière vive et enjouée, rédige Epître ou Préface... (cf. fonds Marchand 2, B.U. Leyde). Docile, d'Argens se soumet aux avis et corrections et prie son correspondant de continuer à lui dispenser ses remarques judicieuses, utiles et instructives; «taillez, rognez, coupez, brûlez sans miséricorde»: la demande revient comme un leitmotiv (ibid., lettres de d'Argens à P. Marchand, 6, 11, 12-13, 25, 30). «Père littéraire», «dieu tutélaire»: par ces formules imagées, d'Argens exprime sa reconnaissance et son estime à celui grâce auquel la Correspondance n'est pas un «enfant difforme» (ibid., 7, 9, 30).

Dès les premières livraisons, dont quelques-unes peuvent être complétées par une «petite pièce agréable, sérieuse ou badine, morale ou galante, historique ou critique», en prose ou en vers (car il est difficile que chaque sujet de lettre fournisse exactement 8 p.: L. IX, Avertissement du libraire), le périodique reçoit un accueil favorable. L'empressement du public ne se démentira pas tout au long du cours régulier de l'ouvrage et ira même grandissant. «Les Lettres ne font que croître et embellir en estime... [elles] vont toujours de mieux en mieux»: P. Marchand rassure ainsi d'Argens qui s'inquiète du sort de sa production (fonds Marchand 2, lettres de P. Marchand à d'Argens, 3, 10) et qui ne manque pas ensuite, dans les Préfaces des tomes regroupant les lettres par trente tous les trimestres (le 1er tome est débité en avril 1736, le 2e en juillet, etc.), de se féliciter d'un succès aussi prompt et heureux. D'ailleurs, gazettes et journaux, en signalant la parution du périodique, témoignent de son retentissement, que confirment, à leur manière, les critiques soulevées.

Dès juillet 1736, en effet, les rédacteurs de Trévoux dénoncent avec vivacité le caractère spécieux du titre et l'esprit d'impiété et de libertinage qui préside à l'échange épistolaire. Dans une lettre publiée par le Journal politique et littéraire de novembre 1736 et reprise avec quelques changements dans la Bibliothèque française (t. XXIII, II, 1736, p. 289-302), Bruzen de La Martinière prétend venger les «insultes» que d'Argens (qui se dégrade jusqu'à la condition d'auteur «libertin») «affecte de faire à la nation espagnole». En 1737, une Lettre paraît dans la Bibliothèque germanique (Lettre sur la LXVIIIème L.J., art. cit.) où d'Argens est cette fois-ci pris à partie pour sa peinture de la Suisse. A Tübingen, un professeur de théologie, Eberhard Weisman, à l'occasion d'une thèse soutenue sous sa direction en 1737, blâme les «plaisanteries» faites sur Mahomet dans le cadre de l'épisode du comte de Bonneval. Cette même année 1737 voit paraître deux périodiques qui imitent ou paraphrasent non sans intention polémique les Lettres juives: ce sont les Anecdotes historiques, galantes et littéraires et la Correspondance historique, philosophique et critique entre Ariste, Lisandre et quelques autres amis (celle-ci bihebdomadaire comme le modèle).

A ces critiques qui fusent, d'Argens (en dépit de ses prétentions à une «modération» toute philosophique), d'ailleurs secondé par Marchand, répond, dans les Epîtres et Préfaces ou encore dans ses périodiques ultérieurs, avec vigueur et dédain, stigmatisant l'ignorance, l'impudence et la mauvaise foi de ses détracteurs, qu'il s'agisse des jésuites de Trévoux (t. V, Préface, et éd. 1738, Préface générale), de l'auteur de l'«assez plate rhapsodie» de la Bibliothèque germanique (L.J., éd. 1738, Préface générale), du professeur de Tübingen (Lettres cabalistiques, éd. 1766, Lettre 177) ou de ces «cinq ou six petits auteurs» (éd. 1738, Préface générale), «vils insectes du Parnasse», «écrivains subalternes» (t. V, Préface), «affamés et mercenaires que certain libraire de La Haye entretient à ses gages» (t. VI, Préface): est ici désignée la «clique» (Fonds Marchand 2, Lettres à P. Marchand, 20) groupée autour de Van Duren: La Martinière, plaisamment travesti en Dom Quichotte (t. IV, Epître et Préface), Des Roches de Parthenay en Sancho Pança (t. V), La Hode en Maître Nicolas (t. VI)... Sans se lasser, d'Argens ridiculise l'«envie» et la «sotte vanité» qui les ont incités à tenter de ruiner le cours des Lettres juives, discrédite leurs méprisables ouvrages et rejette leurs imputations calomnieuses selon lesquelles il discontinuerait la publication de son périodique faute de copie et sous l'effet de la «justice» de leurs critiques! Non sans fierté, il proclame, dans un Avis du libraire (Lettres juives, 72 et 89), qu'il a encore de quoi donner un 4e et un 5e volumes, et, dans les Préfaces des t. V et VI, évoque les «éloges flatteurs de plusieurs savants de première volée»: Voltaire («Si les Lettres juives me plaisent! Eh! ne vous l'ai-je pas écrit trente fois...», 20 janv. 1737), de La Croze, Beausobre (la lettre que celui-ci lui écrit le 15 février 1738 est reproduite dans la Préface du t. V).

C'est avec la même fierté et une grande joie (cf. fonds Marchand 2, Lettres à P. Marchand, 7, 20) qu'il fait état de l'«approbation» de plusieurs nations (t. V, Préface). Les Lettres, en effet, ne sont pas seulement «très goûtées en France» (elles sont vendues à Paris 10 francs le volume et font, selon Voltaire alors établi à Cirey, «un bruit de diable en Lorraine, en Alsace et Champagne»: fonds Marchand 2, Lettres à P. Marchand, 8, 30, 36), elles sont aussi traduites en différentes langues. Le 6 décembre 1735, la Gazette d'Amsterdam, annonçant le débit prochain des Lettres juives, ajoute: «les mêmes Lettres paraîtront aussi en hollandais». A tout le moins, une traduction, au sujet de laquelle d'Argens s'inquiète et s'interroge (ibid., 7, 20, 21), est imprimée en 1737 à La Haye chez Isaac Van den Kloot: Joodsche Brieben (t. IV, Préface). D'autre part, les Lettres sont traduites en anglais et paraissent à Londres, d'abord en feuilles périodiques, dans le Gentleman's Magazine et le Fog's Weekly Journal (dans la Lettre aux éditeurs du Journal helvétique, Lettres chinoises, éd. 1751, p. XXVIII, il est question du Foksdayli Journal), puis en corps d'ouvrage (The Jewish Spy, 1739, D. Browne: il s'agit d'une traduction des 40 premières lettres). Appelées à être également traduites en allemand (Jüdische Briefe, Berlin, 1763-1766), les Lettres juives offrent l'exemple d'un périodique rayonnant à travers l'Europe et jusqu'aux confins de l'Afrique, dans l'île de Malte, où l'auteur n'a garde de se rendre, alors que son père songeait à l'y envoyer, car, là-bas, plane la menace du ressentiment du Saint-Office... (fonds Marchand 2, Lettres à P. Marchand, 9, 27, et Mercure et Minerve, 21 janv. 1738, Lettre du marquis d'Argens, 28 sept. 1737, p. 60-64).

Tandis qu'il achève de rédiger les lettres du 5e tome, où, à l'en croire, il s'est surpassé, d'Argens demande à P. Marchand s'il doit envisager un 6e tome. C'est que, remarque-t-il, il n'est guère de matière qui n'ait été effleurée et il ne voudrait pas «tomber dans des répétitions ou dans des choses froides et rebattues» (fonds Marchand 2, Lettre à P. Marchand, 25). Pourtant, après avoir fait un «bordereau» de ses sujets, il constate qu'il a encore suffisamment d'éléments pour un autre volume (ibid., 28) et pour les lettres «surnuméraires» qui seront placées dans les différents tomes de l'édition de 1738. Paupie aurait bien aimé obtenir un 7e et un 8e volume (ibid., 33), mais d'Argens, qui redoute que la longue durée de l'ouvrage ne finisse par ennuyer le public (ibid., 34), décide, en accord avec Marchand, de s'en tenir au 6e volume «non plus ultra» (ibid., 6). D'ailleurs, un autre projet de périodique lui est venu à l'esprit et il le réserve à Paupie: les Lettres cabalistiques, sous une fiction renouvelée, prendront le relais des Lettres juives.

Celles-ci, cependant, ne vont pas être pour autant oubliées. Les rééditions et les contrefaçons attestent le retentissement prolongé de l'ouvrage. Le 21 février 1738, la Gazette d'Amsterdam nous apprend que Paupie ne dispose plus d'exemplaire de l'édition périodique et qu'il a sous presse une autre édition «en corps ou recueil»: c'est la grande édition de 1738, soigneusement composée et corrigée, augmentée, assortie de remarques et notes historiques (que d'Argens a données gratis à Paupie), pourvue d'une Table des matières et destinée à «faire tomber» la contrefaçon de Bousquet à Lausanne. Car les Lettres juives n'ont pas manqué d'être contrefaites — en Allemagne (fonds Marchand 2, Lettre de d'Argens, 8), en terre papale, à Avignon (en ce qui concerne les deux premiers tomes: ibid., 9 et L.J., t. IV, Préface), et surtout en Suisse où M.M. Bousquet, en 1738-1739, tente de contrecarrer la nouvelle édition de Paupie, au sujet de laquelle il multiplie les fausses imputations, par sa propre édition ornée d'un Avertissement et d'un Supplément — «misérables pièces», selon d'Argens (Lettres chinoises, t. I, Préface) qui songe à les publier lui-même pour les rendre plus méprisables (ibid., éd. 1751, Lettre aux éditeurs du Journal helvétique).

Assez régulièrement réparties à travers le siècle, les rééditions (y compris celles des contrefaçons et des traductions: Londres, 1744, 1765-1766, Dublin, 1753, Berlin, 1770-1773...) montrent que les Lettres juives n'ont pas cessé de plaire aux lecteurs par leurs qualités d'imagination, d'esprit, de gaieté et de piquant, par la variété des matières et aussi le caractère philosophique du propos — «ces vérités courageuses» que loue Voltaire (lettres à d'Argens, 10 et 20 déc. 1736) «au nom de tous les gens qui pensent». Rien d'étonnant qu'elles aient été réimprimées notamment quand le combat des Lumières et la lutte contre l'Infâme se sont intensifiés. Le 3 mars 1754, Voltaire signale à d'Argens que les Lettres juives ont été brûlées peu auparavant à Colmar... C'est dire que l'ouvrage, dans son libertinage érudit, a gardé toute sa force, et, effectivement, des œuvres de d'Argens, ce sont les Lettres juives qui ont eu, et à juste titre, le plus de succès. Voltaire ne se trompait pas quand il prévoyait leur «succès invariable» (lettre à d'Argens du 22 juin 1737). Au point qu'elles ne se dissocient pas du nom de d'Argens — «l'auteur des Lettres juives», ainsi qu'il se désigne lui-même en tête de nombre de ses livres, l'«ingénieux auteur des Lettres juives» (Bibliothèque germanique, art. cit.), ou encore, sur un mode plus familier, le «cher Isaac» de Voltaire.

Robert GRANDEROUTE

 


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